mardi 21 mai 2024

Naufragés


De nouveau sur pieds après l’enfer de Rosso, nous reprenons la route transsaharienne vers le nord. Port d’attache à encore 5000 kilomètres. Immenses solitudes désertiques, immuables et magnétiques, tellement propices à l’introspection. Voyage dans une autre dimension quand le vide addictif ouvre des perspectives enivrantes. Route improbable ponctuée de stations-services délabrées tous les 300 kilomètres où rodent des chiens errants.

Au hasard nous stoppons dans l’une d’entre elles. Ambiance de western sous les bourrasques de poussière. Bouteilles de plastiques roulants sur le sol, vieux pneus cuits par le soleil, bouteilles de gaz rouillées et pompes hors services.
On entre dans la salle où siffle le vent à travers les ouvertures dézinguées. A l’intérieur quelques jeunes hommes désœuvrés attablés comme des zombis. Au comptoir on commande une boite de sardines, un œuf dur et du pain, puis nous attablons sur le regard curieux du petit groupe. Et nous commençons notre « pique-nique » en engageant la conversation.
Nous comprenons qu’ils sont Maliens, survivants d’un passage raté vers l’Espagne (quelques 3000 kilomètres plus au nord). 

Babakar, jeune homme grand et fin aux yeux inquiets, nous explique dans un français nerveux :
-    Tu comprends, avec Wagner il ne fait plus bon vivre là-bas. Et il n’y a rien à faire si ton père n’est pas militaire ou politicien. On a donc décidé de s’en aller. On est parti à 105, d’abord à pied à travers le désert, puis sur une grande pirogue en bois avec 2 moteurs depuis les côtes Mauritaniennes. On a suivi la côte vers le nord comme de simples pêcheurs. Puis plus de carburant. Alors le bateau est allé se perdre dans la mer bleue. On a dérivé sans eau douce et sans manger pendant 7 jours. Certains sont morts. D’autre sont devenus fous et se sont jetés à l’eau. Grâce à Dieu nous avons été sauvés par des pêcheurs qui nous ont débarqué pas loin d’ici. Regarde mes pieds, regarde mes mains, ils sont encore tous gonflés par tout ce temps dans l’eau. On est des survivants ! On est des survivants je te dis !
-    Et maintenant, vous faites quoi ?
-    On attend. On est perdu. On pêche un peu pour survivre…
Nous sommes sans voix.
Venant d’on ne sait où, une petite dame entre dans la salle avec son bidon de 5 litres d’eau à la main et un simple cabas. Elle achète 2 œufs durs et un pain au patron de ce lieu improbable visiblement plein de compassion pour les naufragés. Personne ne parle plus. Juste des regards qui en disent long.

Un peu gênés nous quittons les lieux en leur souhaitant bonne chance. Ils nous sourient sans plus de commentaire.
Tels des intrus nous ne faisons que passer dans un monde qui n’est pas le nôtre. A moins que nous ne voulions le considérer comme le nôtre...

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