vendredi 21 août 2015

Bon baiser du Grand Sud



A Saigon encore une fois. A force d’allers-retours vers l’Asie, on finit par s’y faire des connaissances, des relations suivies au long des années, et parfois des amis ; même si j’évite autant que possible la confusion des genres entre relations professionnelles et personnelles.
Mais il est des rencontres plus marquantes que d’autres, peut-être parce qu’elles eurent lieu à un moment particulier, où qu’elles furent simplement plus fréquentes.
La première fois que je rencontrai « Daniel », c’était en France à la fin dans les années 90. Il souhaitait me voir pour parler de l’entreprise qu’il dirigeait au Vietnam pour le compte d’un grand groupe Français, dans l’univers de l’alimentation animale. En pionnier, il avait monté « tout seul » le projet de A à Z. Je me souviens parfaitement de ce premier contact avec cet homme atypique, visage rond et souriant éclairés d’yeux d’une rare expressivité derrière une paire de lunettes ovales à fine monture métallique. Sa chevelure en bataille ajoutait encore au charme d’une personnalité extravertie aux points de vue affirmés. Il m’avait alors parlé de son business « dans le Grand Sud » comme il aimait à dire. Cela n’évoquait pas encore grand-chose pour moi. Mais j’avais été fasciné par la passion qui émanait de ses propos et la manière pragmatique dont, en partant de zéro, il avait construit une entreprise prospère sur un marché émergeant.
Quelques temps après nous nous sommes revus chez lui, non loin de Saigon. Il était dans son élément, manager intuitif au style un peu postcolonial. Nous avions visité « ses » installations, puis, autour d’un excellent déjeuner de poissons, imaginé un mode original de coopération, partenariat créatif à priori gagnant pour les deux entreprises, et que nous avions pu rapidement modéliser en s’appuyant sur une relation de confiance et d’intérêts mutuels bien compris. Dans cette affaire, la souplesse d’esprit dont nous avions fait preuve avait été très productive, sortant des cadres habituels et faisant fi d’un certains nombres d’aprioris, pour aboutir à un accord inédit. Et je dois dire que nous y avions pris beaucoup de plaisir.
Mais l’histoire n’était pas écrite, et peu de temps après, la société mère Française décidait de quelques changements managériaux en vue d’une cession de l’entité Vietnamienne. Débarquèrent alors des technocrates pour « assister » Daniel, qui s’en amusait. Jusqu’au moment où ces derniers remirent en cause notre accord qui avait démarré, faute d’un cadre non conforme aux schémas standard des têtes bien pensantes. Une réunion est alors organisée en urgence en France pour défaire en bonne et due forme l’accord, indemnisation comprise, et retomber dans un cadre standard, mais vide. Si cela était un peu consternant, Daniel et moi plaisantions de la façon dont les énarques (des vrais) avaient imaginées une belle sortie plutôt que de chercher la manière de faire rentrer le projet dans leur cadre. Et cela créa entre nous une vraie complicité.
L’entreprise fut donc bien vendue, et Daniel, écarté des négociations de cession, fit un come-back remarqué avec les nouveaux propriétaires Vietnamiens, avant de la quitter définitivement, quelque peu écœuré par la corruption qui s’y développait. Entre temps nous avions fait notre chemin et démarré notre propre entité sur place qui ne permettait plus de relancer ce qui avait été imaginé. Mais nous continuions à nous voir avec toujours le même plaisir, pour échanger sur nos affaires et plus encore, à la faveur de nos déplacements professionnels.
Puis nous nous sommes un peu perdus de vue, emportés par la dynamique de nos vies trépidantes. Rien que de très banal.

Il y a quelques temps, alors que je me trouvais sur un salon professionnel en Asie, je remarque, face à notre stand, un type à l’air un peu paumé aux allures de Pierre Richard. Je ne tilte pas tout suite, pris dans l’ambiance surchauffée de ces grandes foires. Nos regards se croisent, visiblement il me connait puis m’interpelle en souriant. Cette fois je le reconnais au son de sa voix et aux yeux toujours pétillants. C’est Daniel. Nous nous tombons presque dans les bras. Qu’il a changé ! Certes le temps fait son œuvre, et l’on voit surtout les changements chez les autres… mais il n’y a pas que ça.
-       Que deviens-tu ? Profites-tu de ta retraite ?
-       Je m’emmerde comme un vieux con !
Si le physique est marqué, le verbe n’a pas changé. Direct et sans ambages. Je suis heureux de le revoir.
-       Pourquoi dis-tu cela ?
-       Comme tu sais j’ai quitté l’entreprise, puis ma femme est décédée d’une longue maladie, et depuis je tourne en rond. Alors j’essaie de m’occuper comme je peux.
-       Et tu vis où ?
-       Nulle part vraiment, entre la France et l’Asie du Sud, Vietnam et Cambodge principalement, où je bricole dans l’aquaculture.
Dans son regard beaucoup de nostalgie. Comme si pour lui la vie n’avait plus la même saveur. Cela me touche sincèrement.
Encore quelques mots banals, nous échangeons nos cartes de visite en promettant de nous revoir. Puis je replonge dans le tourbillon professionnel qui m’entoure.
Je retrouve des collègues de travail dans le lobby de l’Oscar Hôtel de Saigon, modeste établissement style postcolonial Français où nous descendons habituellement. Yann me dit avoir un « bonjour du Grand Sud » à me passer de quelqu’un qu’il a croisé dans l’avion. C’est la formule de Daniel évidemment. Cette fois nous nous sommes manqués de peu. Mais je ne peux m’empêcher de penser que notre implantation ici, avec maintenant trois belles entreprises et plus de 80 salariés, c’est un peu grâce à lui.


dimanche 16 août 2015

La Famille, Dieu, l'Amérique



70 ans, un mètre quatre-vingt-dix, les cheveux roux délavés, Harley a des yeux pétillants illuminant un regard bienveillant. Avec son jeans usé un peu trop grand, son ceinturon à boucle dorée, et ses bottes en cuir, il a l'air d'un cow-boy sympa des westerns des années soixante, quand Garry Cooper défendait l'opprimé. A sa main gauche une alliance et une chevalière en or montée d'une jolie pierre bleue polie en forme de haricot, tandis que l'annulaire droit arbore une autre bague carrée étincelante de 16 diamants de belle taille, comme les points du domino magique de sa réussite.
En entrant dans le bureau on se retrouve nez à nez avec un énorme ours empaillé debout sur les pattes arrières dans une attitude menaçante ; grizzly tué en Alaska. Puis, dans la salle de réunion des trophées de chasse du monde entier : caribou, lynx, cerf royal et autres espèces de bouquetins des montagnes. Rien d'Afrique et je m'en étonne.
- Jamais eu envie d'y aller me répond-il de façon péremptoire.
J'hésite à demander pourquoi avant de me raviser.

Nous montons à bord de l'énorme pick-up de Harley pour une tour de ses installations : quincaillerie (car il n'y en avant pas de convenable dans les environs), fermes porcines et avicoles impeccablement tenues, unité de traitement des déchets et production d’énergie, centre logistique, grandes cultures de maïs et soja... Harley est intarissable quand il est question de son parcours professionnel. Parti de rien, il a construit une très belle entreprise familiale clé de voute de toute sa vie : « mon entreprise, celle où j'ai mis toute mon énergie pour construire quelque chose de durable et mettre les miens à l’abri. »
La famille justement : il est déjà arrière-grand-père et travaille avec ses fils et petits-fils, s'affichant comme le patriarche bienveillant de quatre générations.
Nous passons justement prendre un de ses fils pour aller diner. Fierté non dissimulée lorsqu'il me le présente sur le pas de porte de sa maison cossue, à proximité de l'église où ils retrouvent chaque dimanche leur communauté.

Le restaurant de plage au bord du lac Michigan a des allures de plage californienne où les kite-surfeurs s'en donnent à cœur joie dans la belle lumière de fin d'après-midi.
Nous nous installons pour diner dans une sorte de patio face au soleil couchant sur les flots irisés. Instant parfait, le regard perdu vers l'horizon rougeoyant, un verre de bière fraiche à la main (pour moi de l'eau pétillante sans glace).
J'écoute Harley me conter leur histoire familiale, les yeux brillants d'émotion aux moments cruciaux de leur success-storie américaine. Avec son fils, ils me parlent de la famille, mais aussi de l'Amérique, leur Amérique, celle où tout est possible et qui leur a permis, avec l'aide de Dieu, de construire leurs belles vies.
Et je ne peux m'empêcher de constater encore un fois à quel point ce triptyque est ici puissant : la famille, Dieu et l'Amérique.


jeudi 13 août 2015

Premières lumières



23 heures, l'heure où l'éclairage public de mon village s'éteint pour laisser place à la nuit noire. D'aucuns diront que ce n'est qu'un moyen parmi d'autres de faire quelques économies. Certes, mais il s'agit aussi de bien d'autre chose : permettre à chacun de (re)découvrir le ciel étoilé.
Il est donc l'heure de monter à l'observatoire astronomique, coupole blanche sur pilotis que j'ai fait construire au milieu du jardin pour y installer mon nouveau télescope Schmit-Cassegrain, récemment acquis d'occasion à un retraité comme moi passionné d'étoiles qui, après des années d'observations et de photographies, a décidé de passer à autre chose. Et je ne cache pas mon excitation à l'idée de mettre l'œil à l'oculaire de cette merveilleuse machine à remonter le temps. Imaginez un peu : l'image du ciel nous arrive à la vitesse de la lumière (300 000 km par seconde). Si cela peut sembler de prime abord super rapide, c'est en réalité très lent à l'échelle de l'univers. En effet, la lumière d'étoiles lointaines qui nous parvient aujourd'hui a, pour certaines, été émise il y a des milliers, des millions, voire des milliards d'années. Regarder loin c'est donc regarder tôt, et ainsi observer l'univers tel qu'il était à l’époque où les photons ont commencé leur long voyage, et non pas tel qu’il est au moment même de l'observation. Car la lumière ne nous est tout simplement pas encore parvenue. Vertigineuse perspective de l'espace-temps.
Impatient je gravis donc l'escalier jusqu'à la plateforme où est installée la coupole abritant le télescope. Ouvrir la porte est comme entrer dans une capsule spatiale, bulle de 3 mètres de diamètre au milieu de laquelle, tel l’œil du cyclope, trône l'instrument de 350 mm d'ouverture, miroir captant 3400 fois plus de lumière que la rétine de l'œil humain.
Refermant la porte, j'allume les leds rouges permettant d'éclairer l'espace sans perdre la vision de nuit, selon le même principe que dans les labos photo à l'époque de l'argentique où il ne fallait pas impressionner la pellicule au moment du développement, puis ouvre le cimier, trappe verticale en quart de cercle sur 90°, pour découvrir le ciel scintillant d'une belle nuit de juillet.
Barrée par la lueur diaphane de la voie lactée, la voute céleste étincelle des milles feux des constellations d'été. Au zénith la Lyre puis le Cygne majestueux déployant ses ailes. Vers le sud le Sagittaire, zone la plus riche de notre ciel australe. J'en ai la chair de poule.
Quelques réglages préalables sont nécessaires sur le télescope donc c'est la première mise en position ici : alignement sur le nord, initialisation du GPS, calcul du plan horizontal et pointage de 2 étoiles. Enfin la raquette de contrôle électronique indique "ready".
Par où commencer le voyage ? Il y tant à voir.
Au sud-ouest Saturne est encore visible. Je pointe et mets l'œil à l'oculaire. Petite mise au point pour qu'elle apparaisse nette dans toute sa splendeur : globe orangé strié de discrètes bandes nuageuses, entouré des fameux anneaux comme un disque microsillons. De part et d'autre de la planète, ses satellites comme dans une danse cosmique. Impressionnant et magique à la fois que de plonger en un instant au cœur du système solaire, notre proche banlieue à l'échelle universelle.
Tandis qu'un léger voile nuageux arrive par l'ouest, je vise l'amas globulaire M22 dans le Sagittaire. Des milliers d'étoiles s'y concentrent en une vertigineuse perspective gravitationnelle où l'on se sent comme aspiré. Absolument saisissant !
La ballade céleste se poursuit vers quelques nébuleuses de saison : la Lagune et sa plage évanescente, la Trifide striée de noir nuages carbonés, et le Cygne (à ne pas confondre avec la constellation du même nom) comme la parfaite représentation en clair-obscur le l'élégant oiseau sur un improbable lac céleste. Magique et exaltant à la fois que d'assister à ces spectaculaires phénomènes agitant le cosmos, poussières d'étoiles en réactions physicochimiques à l'origine de tout ce qui nous entoure.

Les heures s'égrainent. Déjà  3 heures du matin et mes yeux commencent à fatiguer. Mais je suis comblé, certain d'avoir créé un endroit peu ordinaire simplement dédié à la contemplation de la nature en Grand.