dimanche 21 février 2016

Ispahan en Grand



Encore éblouis par notre première journée à Ispahan, nous pensions en avoir découvert le meilleur et profiter de notre dernière journée pour musarder au « hasard » des ruelles, places et autres bazars de la vieille ville, ou simplement nous arrêter dans les petits cafés regarder passer les gens. Mais il en fut tout autrement au moment même où nous débouchions sur la Place Royale, renommée fort à propos Place des Imams après la révolution. Les noms se suivent, mais parfois les patrimoines demeurent, au moins pour partie, s’enrichissant même des soubresauts de l’histoire dont les générations successives s’approprient opportunément le prestige. Et il n’ait, pour s’en convaincre, qu’à voir les deux effigies des Imans et guides de la nation, feu Khomeini, et Khamenei, de part et d’autre du palais Ali Qapu.

Mais oublions cela un instant et profitons de la perspective qui nous est offerte : la plus grande place fermée du monde, 500 mètres de long sur 250 de large, fabuleuse perspective avec à l’Est et au Sud ses 2 mosquées aux coupoles émaillées comme des bijoux précieux, à l’Ouest le Palais Ali Qapu sur 6 étages et ses majestueuses colonnes de bois centenaires, et au Sud l’entrée vers le bazar sous un portique ogival ouvragé.
Au milieu de l’esplanade un long bassin, miroir reflétant ces perspectives hors du commun, agrémenté de jets d’eau fonctionnant par intermittence qui diffractent la lumière en mille gouttelettes multicolores magnifiant cet ensemble enchanteur. Tout autour, des dizaines de boutiques en tous genres – marchands de tapis et de miniatures, quincaillers et ferblantiers, batteurs de cuivre, vendeur de textiles – échoppes au-dessus desquelles coure un long balcon donnant sur la place. On en reste coi, certainement l’effet recherché par ses concepteurs. E j’imagine l’impression des premiers voyageurs Occidentaux découvrant cet ensemble extraordinaire, à une époque où aucun doute n’était permis quant à la supériorité supposée des civilisations occidentales, considérant l’Orient comme une « terra incognita » à évangéliser. Même si, dans l’imaginaire elle recelait sans doute de fabuleux trésors idéalisés dans des histoires légendaires. Considérer alors que la vraie richesse était bien d’avantage dans la culture millénaire de ces cultures que dans leurs biens matériels n’était pas de mise, sauf peut-être pour quelques orientalistes éclairés appelés aux cours royales Européennes pour conter leurs frissonnantes aventures.
Nous avions Louis XIV, ils avaient Charabas le Grand, et il ne fait aucun doute que ce dernier n’avait rien à envier au Roi Soleil aux vues de ces fabuleux ensembles architecturaux.

Nous montons sur la terrasse du Palais surplombant la place à son méridien. Partout dans le palais, des artisans s’affairent à entretenir ce bel ensemble de bois et stucs sculptés et colorés, agrémenté de remarquables fresques orientales donnant une aperçu précis de la vie des notables aux différentes époques de son histoire. Ici les compagnons travaillent comme leurs lointains aïeuls, avec les mêmes outils manuels, les mêmes échafaudages approximatifs sous lesquels nous passons au mépris de toute précaution particulière. C’est comme si nous remontions le temps, au contact direct de ces merveilles. Et je doute fort que leur accès puisse encore se faire de la sorte bien longtemps.
Depuis la terrasse la vue panoramique est à couper le souffle, tant elle permet non seulement d’embrasser la place d’un seul coup d’œil, mais bien au-delà, offrant une large perspective sur les toits de la cité. Pour les invités de marque l’effet était assuré.
D’ici, on remarque sur l’esplanade 4 poteaux verticaux en pierre de tailles disposés par 2 à quelques mètres l'un de l'autre, de part et d'autre de la place, pile au milieu de la largeur, comme s’il s’agissait de buts.
-       C’est exactement cela nous explique Ali. Il s’agissait des embuts du jeu de polo pratiqué ici jusqu’au début du 20ème siècle.
Surpris je m’étonne qu’un jeu aussi typique de l’aristocratie Britannique soit arrivé jusque-là.
-       Connais-tu l’histoire de ce jeu ? Me demande-t-il alors.
-       Euh, pas vraiment, mais je dirais que ce sport « d’élite » Britannique a peut-être diffusé jusque-là par leur l’influence coloniale : Indes, Pakistan puis Iran…
-       Et bien c’est exactement l’inverse me répond-t-il du tac au tac. Nous sommes les inventeurs de ce jeu que les Anglais ont découvert au Pakistan voisin, développé en Inde puis importés sur leur Île.

J’avoue bien humblement mon inculture et ne peux m’empêcher de sourire au stéréotype dans lequel je suis tombé, celui-là même qui bien souvent « nous » place encore au centre des civilisations, alors que cette semaine passée en Iran fut la révélation d’une réalité historique trop souvent folklorisée ou diabolisée. La vérité est toute autre, et nous avons pu le constater chaque jour de ce merveilleux voyage.
Mais il n’est évidemment pas question de tout idéaliser non plus, tant il reste une ombre au tableau que les 3 filles de cette équipée familale ont particulièrement vécu tout cette semaine : l’incompréhensible discrimination « des femmes fantômes », au nom de principes totalement dépassés d’une religion qui se veut par ailleurs tolérante et bienveillante.
Et tant que cette question ne sera pas définitivement réglée, subsistera une vraie gène que le charme de l’Orient ne suffira pas à dissiper.


samedi 20 février 2016

Un vendredi à Ispahan


Vendredi matin à Ispahan, le dimanche des Musulmans :
Sous le ciel turquoise la ville s’éveille dans une ambiance légère. Si la météo n’y est sans doute pas complètement étrangère, il y a autre chose, la journée hebdomadaire de relâche qui transforme une ville trépidante en un lieu de détente où il fait bon se sentir appartenir à la communauté de ses habitants ; ou en être un invité privilégié.
Et c’est dans cet esprit léger, curieux de découvrir la belle cité, dernière étape de notre voyage, que notre petite troupe familiale se met en route.

A proximité de l’hôtel le quartier Arménien nous accueille. Tandis que nous approchons de l’église nous parviennent les mélopées d’un lointain muezzine. Inattendu et singulier mélange des genres qui n’est pas pour me déplaire.
L’église construite au 17ème siècle a des allures de mosquée. De l’extérieur, seule la croix sur la coupole permet de faire la différence et, tandis que nous entrons dans l’édifice, le tintement familier d’une cloche. A l’intérieur le décor baroque et les fresques dorées figuratives de scènes bibliques racontent la grande histoire de Jésus. Un mur entier consacré au jugement dernier illustre avec forces détails les tourments de l’enfer pour ceux qui n’accèderait pas au paradis. Sans aucun doute à éviter.
Puis nous rejoignons à pied le centre-ville historique par le pont Khadju (17ème siècle), lieu de flânerie pour les Ispahanais qui aiment s’y retrouver pour profiter de l’endroit. C’est un bel ouvrage d’art, avec sa vingtaine d’arches de pierres et de briques, son ingénieux système de barrage, ses deux niveaux et son petit palais au milieu. Il y a là toutes sortes de gens – beaucoup d’hommes d’âge mûr entre eux, écoutant des chanteurs de leur génération déclamer à capella avec une émotion toute orientale des chants traditionnels – des femmes fantômes, entre elles, toutes habillées et voilées de noir – et des familles installées ici pour la journée, étalant leur piquenique sur les jardins bordant la rivière. Dans ce décors notre famille ne passe pas inaperçue et nombreux sont les jeunes hommes qui nous abordent gentiment, dans un anglais hésitant mais sans complexe, pour savoir d’où nous venons et comment nous trouvons l’Iran. Cet universel besoin de reconnaissance, et plus encore dans un pays millénaire à un moment si particulier de son histoire.
Puis nous pénétrons dans le centre-ville historique où les éblouissements vont succéder aux émerveillements.

Sur la large avenue Chaharbaghe Khaju bordée de 4 rangées de platanes,  l’école de théologie, dont l’entrée n’est plus permise, mais qu’une contemplation de l’extérieur suffit à apprécier pleinement : porte monumentale en ogive ornée de céramiques émeraudes et turquoises, dont la voute laisse descendre de sublimes stalactites carrées finement ouvragées aux reflets de pierres précieuses. De chaque côté, sur une longue et sobre façade, les cellules des étudiants dotées de modestes fenêtres également ogivales donnant sur les platanes de l’avenue. Au-dessus, et en arrière-plan, le dôme recouvert d’émail émeraude et ses arabesques jaunes et bleues, véritable joyaux architectural devant ses 2 minarets fuselés dans les mêmes teintes coordonnées. Difficile de faire plus remarquable architecture.
L’émerveillement se poursuit dans les vastes jardins derrière l’école. Même si nous n’y sommes pas à la meilleure saison pour profiter de ses roses légendaires, la disposition sobre de l’ensemble nous ravit déjà. De larges allées conduisent naturellement jusqu’à un joli palais, vaste bâtiment carré aux 4 ailes parfaitement symétriques dont les fenêtres des étages inférieurs sont ornées de moucharabiés. Murs et plafonds sont finement ouvragés, ici de mosaïques, là de bois sculptés, peints et dorés donnant à l’ensemble une impression de luxe quasi contemporain.
Puis nous rejoignons, par un bazar très animé, la Grande Mosquée du Vendredi, 1000 ans d’histoire persane à elle toute seule tant sa construction et des aménagements se sont étalées depuis le 8ème jusqu’au 18ème siècle, pour donner un ensemble probablement unique au monde, fierté de l’Iran d’aujourd’hui.
Ses deux chabestans, salles de prières voutées en ogive faites de simple briques jointées, plus basse et lissées de plâtre blanc pour la salle d’hivers. Ses décorations et inscriptions de stuc d’une incomparable finesse et qui ont su traverser les siècles. Sa cour immense et ses spectaculaires portiques aux points cardinaux, décorés de faïences émeraudes et bleues finement ouvragées de milles arabesques et rosaces posées sur des briques jaunes. Sous la voute du portique de la façade Est, de multiples alvéoles en quart d’ogives donnent une impression d’abondance à cet ensemble monumental. De chaque côté du portique, un minaret s’élance vers le ciel comme des bougeoirs gigantesques disposés devant une sobre coupole de briques restées brutes. L’impression d’ensemble est tout simplement saisissante. Sous l’iwan, de l’autre côté de la grande cour intérieure, des fidèles prient, le regard aimanté par cette perspective fabuleuse d’une rare puissance esthétique.

Vendredi s’étire doucement. Assis sur une dalle de pierre tiède nous contemplons ce spectacle sous la lumière déclinante de fin de journée.
Tout sourire un homme s’approche avec un plateau chargé de tasses de thé. Sans plus de manière il nous les offre, histoire de prolonger cet instant de grâce.










jeudi 18 février 2016

Tour du Silence



De Yadz nous nous rendons à Chamen, petit village n’abritant plus que quelques âmes. Et même si le gaz de ville a bien été amené jusque-là, habiter une maison traditionnelle en pisé n’est plus du goût de la jeune génération aspirant à la modernité urbaine. Pourtant, quel charme à nos yeux d’Européens nantis. Maisons en terre crue de chaque côté d’une ruelle étroite, avec en perspective les montages aux sommets enneigés sous un ciel indigo. Encore faut-il y vivre tous les jours. Et la plupart des habitants ayant quittés les lieux, un grand nombre de maisons abandonnées fondent littéralement comme des châteaux de sable, retournant à la terre, celle-là même à partir de laquelle elles furent construites.
Traversant le village à pieds, nous ne croisons que quelques petits vieux s’accrochant encore à leur pas de porte. De toute façon, où pourraient-il bien aller maintenant ?
A l’autre bout du hameau, en perspective, à quelques kilomètres, une colline surmontée d’une large tour, comme une couronne posée sur un crâne. Ali nous propose de nous y rendre à pied, ce que nous acceptons avec grand plaisir, au grand air frais sous un ciel radieux. Tout en approchant nous bavardons sans réel fil conducteur, profitant de ce temps privilégié en famille aux antipodes de nos repères habituels.
Approchant de la colline, à sa base quelques constructions se meurent. De quoi peut-il bien s’agir ?
Ali explique qu’il s’agissait d’un lieu de résidence éphémère réservé aux familles venant ici pour les funérailles de leurs défunts. Piquant notre curiosité, nous le questionnons sur les conditions des dites funérailles.
-       Vous voyez la tour massive au sommet de la colline derrière vous ? Et bien c’est ici que cela se passait ? Mais depuis les années 50, ce n’est plus possible.
-       Et pourquoi ?
-       Par ce que le rite funéraire traditionnel des Zorastriens a été interdit par les autorités pour raisons sanitaires.
Piqués au vif nous poursuivons notre questionnement pour en savoir d’avantage.
-       Et bien vous devez savoir que le rite en question consistait à exposer les morts aux vautours, qui se chargeaient de dépecer les corps dont on ne récupérait que les os qui étaient jetés dans une fosse commune au milieu de la Tour du Silence que vous avez devant vous.
Dubitatif, les yeux rivés sur la tour, impossible de ne pas faire le parallèle avec les « Funérailles Célestes » toujours pratiquées au Tibet et que nous avions « découvertes » lors de notre voyage là-bas. (Voir chronique sous ce titre datée d’aout 2010). Et se dire que décidément des hommes d’origines et cultures si différentes étaient arrivés à une conclusion similaire de leur passage vers l’au-delà. Plus qu’une étrange et magnifique coïncidence : s'élever littéralement plutôt que croupir en terre.
-       Vous pouvez monter voir si vous voulez, ajoute Ali.
Sans se faire prier nous gravissons rapidement la colline, puis le mur d’enceinte de la tour pour nous retrouver sur une vaste plateforme ronde dominant le grandiose paysage alentour. Au sol des grandes pierres plates. Tout autour un muret à mi-hauteur. Au milieu la fosse commune des ossements également circulaire. 

Et nous sommes là, silencieux, émus par ce lieu et ce moment uniques qui à eux seuls méritent le voyage.