dimanche 31 janvier 2010

Assaut final


23h sur les pentes du Kilimandjaro, « Barafu camp » à 4800 mètres, il y a tout juste un an :
Protégés dans une petite tente dôme orange, confortablement lovés dans nos duvets grands froids, nous tentons de nous reposer avant l’assaut final vers le sommet quelques 1100 mètres plus haut. Nous sommes déjà au sommet du Mont-Blanc et dormir à ces altitudes est difficile. Le départ pour le toit de l’Afrique est prévu dans une demi-heure et il va falloir s’équiper, puis, malgré le manque d’appétit, se restaurer avant l’effort.
L’enfilage des couches successives de vêtements oblige à quelques contorsions dans cet espace réduit. Tout en double épaisseur : chaussettes, pantalons, fourrures polaires, indispensable veste en « Goretex », gants, cagoule, bonnet. Puis vérification du matériel : lampe frontale, bâtons, sac à dos, gourdes isothermes, appareil photo avec accu de rechange, barres de céréales aux fruits secs pour le ravitaillement. Tout est OK. Sans précipitions, au risque de s’essouffler inutilement, je retrouve mes camarades d’ascension pour une collation dans la « tente popote » à proximité.
Il est 23h30, et malgré l’excitation peu de mots sont échangés. A la lueur des frontales projetant les ombres fantasmagoriques de nos visages blafards sur la toile de tente, nous avalons sans grand plaisir un plat de pâtes sauce tomate arrosé de thé brulant suivi de quelques fruits secs. Chacun sait que ce n’est pas gagné d’avance, qu’il va falloir de dépasser, qu’il n’est pas à l’abri d’une défaillance l’empêchant de réaliser le rêve pour lequel il est là aujourd’hui. Alors les regards se croisent sans un mot, interrogateurs ou déjà plongés dans l’intensité des prochaines heures.
Nous partons un peu avant minuit par moins 15° Celsius, laissant là les porteurs qui nous accompagnent depuis 4 jours en assurant la logistique dans une joyeuse ambiance.
Nous sommes 9, accompagnés de 3 guides.

Face à nous, l’énorme masse sombre de « Huru Peak » culminant à près de 6000 mètres se détache sur un ciel d’encre d’une rare pureté d’où la multitude d’étoiles scintillantes diffusent le halo profond de notre galaxie rendant presque superflue l’utilisation des lampes frontales. Nous ne sommes déjà plus tout à fait sur terre…
Telles d’improbables lucioles s’accrochant à un mur, sur la masse noire devant nous se détachent quelques grappes lumineuses d’autres équipes en cours d’ascension.
A la queue leu leu, très lentement, nous nous mettons en route, progressant comme des automates, à tous petits pas, dans un balancement de métronome du corps tout entier. Nous marchons dans un premier temps sur une pente douce, slalomant entre de gros rochers descendus là depuis la face sud-est vers laquelle nous nous dirigeons, en rythme, à courte enjambées saccadées, dans les pas de celui qui nous précède, respirant à chaque foulée, bras soutenues par nos bâtons, telles une sorte de chenille mécanique. La progression est lente mais régulière.
Après une demi-heure une première pause ravitaillement avant d’attaquer l’ascension vers « Stella Point », juste au dessus de nous à 5700 mètres d’altitude.
Le vent d’est se lève renforçant d’un coup la sensation de froid déjà intense. En plus des 1° abandonnés naturellement pas 100 m de dénivelé, avec la vitesse d’air nous perdons certainement 4 ou 5° supplémentaires. Le thermomètre de ma montre indique moins 22° et il nous reste encore 900 m de dénivelé jusqu’au sommet.
L’effort est intense. Chacun est maintenant seul dans sa bulle, concentré dans l’effort, à l’écoute du moindre signal d’alerte émis par l’organisme qui, dans ces conditions « extrêmes », signifierait purement et simplement un abandon avec obligation immédiate de redescendre retrouver un air plus dense en oxygène.
Les signes de l’hypoxie sont clairement décrits dans les bouquins. Nous les connaissons et les guettons avec un peu d’anxiété : maux de têtes, troubles de l’équilibre, décoloration des lèvres, perte de lucidité... sachant pertinemment que personne n’est à l’abri, même les mieux entraînés d’entre nous.
Les demi-heures passent aussi lentement que le rythme de notre progression, ponctuées par de courtes pauses devenues pénibles par ce froid intense. Les boissons gèlent dans les bouteilles isothermes pourtant doublement protégées au fond des sacs à dos. Il faut pourtant se forcer à avaler ce liquide glacé.
Sur la pente maintenant très raide, les chaussures agrippent mal sur des éboulis de pierres rendant la progression ridiculement inefficace pour un bipède normalement constitué. Mais il faut tenir.
Un instant je me retourne pour jeter un œil vers la grande plaine plus de 5500 m plus bas : choc d’une vision nocturne de la « Terre de Hommes » où l’on découvre, en miroir des profondeurs sidérales étincelant de milles feux, les étoiles électriques de la civilisation moderne, image sublime, de celle dont on profite confortablement installé dans le siège 18A à travers le hublot d’un liner lors d’un « Vol de Nuit »…
Attention, surtout ne pas perdre le contact avec l’équipier précédent ; reprendre un mètre perdu demande un effort considérable. Et toujours ce vent, ce froid qui fait mal à tête. A moins que ce soit les premiers signes d’hypoxie ? Merde ! Pas maintenant ! Pas si près du but. Devant moi un compagnon titube. Qui est-ce ? Je ne sais plus. Je l’encourage, mais quelle importance… Avancer. Encore avancer et surtout ne pas caler. Je ne vois plus rien. Je ne suis plus rien d’autre qu’un corps en guerre contre cette nature hostile, corps dont j’essaie de m’extraire pour le soutenir de l’extérieur. Allez ! Allez ! Plus que 150 m avant « Stella Point ». J’ai maintenant l’impression de ne plus avancer du tout. A chaque pas la progression n’est plus que de quelques centimètres. A ce rythme ridicule il va nous falloir encore des heures pour atteindre Stella. Je pers toute notion du temps. Des images subliminales me traversent l’esprit, mélange de rêves et d’hallucinations. Se battre. Continuer de progresser. Comme à des bouées encrées au fond de mes souvenirs, j’essaie de m’accrocher en repensant à d’autres challenges pour lesquels il m’a fallu aller chercher d’ultimes ressources. Mais rien de comparable ne me revient, pas même le 30ème kilomètre d’un marathon où, si même la souffrance est intense, elle est gérée. Tandis qu’ici j’ai l’impression de subir, balloté au milieu d’éléments hostiles, avec l’étrange impression de ne plus tout à fait m’appartenir. Tenir, il faut tenir.
Est-ce juste une impression ? Mais il me semble qu’à l’est le ciel devient gris, puis très légèrement orangé. Non, il ne s’agit pas d’une hallucination mais bien de l’aube qui se lève ! Je n’en reviens pas. Nous marchons donc depuis plus de 5 heures trente… et atteignons ce qui ressemble à une ligne de crêtes avant de bifurquer vers la gauche. Encore quelques mètres, je comprends que nous sommes à « Stella Point » ; presque le graal. Je me retourne pour tenter de découvrir le chemin parcouru mais l’image est irréelle : comme si nous flottions au dessus des nuages embrasés par le soleil levant. Les larmes m’en viennent et, sans un mot échange quelques embrassades avec les coéquipiers d’aventure.
Rarement levé du soleil m’avait semblé aussi émouvant. Et tandis que l’astre du jour darne ses premiers rayons au dessus de l’horizon cotonneux, mon altimètre indique 5700 mètres. Restent donc environ 250 m de dénivelé sur une pente visiblement plus douce vers l’Ouest avant d’atteindre le sommet. Impossible maintenant de ne pas y parvenir.
Le paysage s’allume progressivement en Technicolor. Nous repartons, poussés par le soleil étirant nos ombres géantes tendues vers le sommet. A notre gauche prend naissance un glacier d’un bleu magnifiquement translucide que spectaculairement nous surplombons en suivant la ligne de crête, tandis qu’à droite apparaît le cratère du volcan au fond basaltique d’un noir profond. Moments magiques.
5800 m indique mon altimètre. Plus que 150 mètres. J’ai un peu envie de vomir mais ça n’a plus aucune importance.
5850, 5900. Nous apercevons maintenant le sommet sur lequel flotte quelques petits drapeaux de ceux qui sont déjà passé par là.
5950, encore un effort avant de fouler le toit de l’Afrique.
5980… 85, 90, 95. Dans un état second je pleure comme un gosse.
6000, 6005 indique de manière un peu optimiste mon altimètre au moment où je pose le pied au sommet !

A cet instant précis je ne suis pas sûr de m’appartenir encore complètement tant les impressions se bousculent, sublimées par le cocktail d’hormones secrété par l’organisme au long de cet effort si particulier, expérience physiologique unique qui, associée à la conscience de l’instant, procure des émotions indicibles.

dimanche 24 janvier 2010

Voyages intérieurs

Au terme d’une semaine professionnellement intense, un week-end pluvieux : ciel bâché et lumière grise d’une fin après-midi d’hivers.
De retour de ma séance quotidienne de jogging, les neurones oxygénés, assis par terre face au feu de cheminée, dans une semi-torpeur mon esprit divague en écoutant du jazz en sourdine.
Je revois quelques-uns des moments forts de la semaine, et les scénarios d’avenir se bousculent, du meilleur au pire, essayant d’anticiper les prochaines étapes du passionnant projet industriel que j’anime. Et malgré mes efforts, à cet instant je n’arrive pas totalement à évacuer la pression des enjeux. Tout est parfaitement normal, mais cette petite musique qui occupe l’esprit est parfois un peu lancinante.
Un jour un client britannique à l’humour typiquement british me disait : « Un patron ne se repose jamais, il pense ! »
Bon, il ne faut rien exagérer. Et en réfléchissant un peu, cette maxime tendancieuse cherchant à générer l’empathie sur le lourd tribu psychologique soit disant payé par « les patrons » vaut aussi pour tout un chacun, encombrés que nous sommes parfois par les soucis de la vie en générale, tant professionnels, qu’affectifs ou plus bassement matériels. Bref, tout est normal.

Le sport n’ayant pas suffit à évacuer toute la pression, je cherche autre chose, générant des pensées positives, rappels de moments particuliers de bonheur intense, souvenir émotionnels resté encrés comme des bouées auxquelles se raccrocher en cas de nécessité.

Posé sur l’étagère au dessus du porte manteau, j’aperçois mon casque de moto siglé « Africa’Fred », image ravivant quelques délicieux souvenirs de voyage bonifiés par le temps comme du bon vin : grands espaces désertiques sahariens, rencontres inattendues au creux d’un oued, couché de soleil à la lisière d’une palmeraie…
Je m’évade en restituant quelques-unes de ces émotions positives profondément encrées au creux de mon esprit vagabond. Dieu que c’est doux de se laisser envahir par cette sensation unique chargée d’onde positives vibrant au plus profond de soi. Et je nous y vois déjà, en octobre prochain, deux semaines marquées « Raid moto » sur mon agenda 2010.

Sur la table basse du salon un guide sur le treck resté ouvert à la page Annapurna avec l’ascension du Thapa Peak à plus de 6000 mètres. Images mentales de sommets enneigés balayés par les vents d’altitudes sur fond de ciel bleu intense à ces altitudes où le corps n’appartient plus totalement à l’esprit : sensation unique de décorporation lorsqu’à la limite de l’hypoxie, dans un état second, l’esprit semble comme flotter au dessus d’un corps tendu vers le sommet. Regards rayonnants des compagnons d’aventure au moment de fouler la cime, moment d’extase, sans un mot.

Autre destination, autre rêve. Mais ce sera pour 2011.

Puis en 2012 pour 3 mois de Montréal à Ushuaia à Moto…

Les yeux dans la vague je croise le regard souriant de Flo :
- Tu fais quoi sur ton ordi ? me demande t-elle.
- Je voyage sur mon blog…

Pas de doute, la vie sera trop courte pour tous ces « voyages extraordinaires » encore à faire.

Profitons bien de chaque instant qui nous est offert !

vendredi 15 janvier 2010

"Pékin Express"


L’annonce du commandant de bord nous informant du début de descente vers Pékin me fait émerger de la torpeur dans laquelle je suis tombé.
Au terme d’un vol de nuit paisible, le triple 7 flambant neuf d’Air France a croisé 7 fuseaux horaires dans sa trajectoire stratosphérique vers le soleil levant, marquant simplement son passage, tel une comète, d’une discrète et éphémère trainée de condensation.
Il est 11 du matin local. En ouvrant le hublot à ma droite, je suis ébloui par la lumière cristalline de ce ciel d’hivers sublimé par la réflexion des rayons du soleil sur le sol enneigé.
On nous annonce -15° dehors, température exceptionnellement basse dans cette région.
Effectivement, la sortie de l’avion par le tunnel de jonction vers l’aérogare est glaciale, et tous les petits hommes en tenues fluo qui s’activent sur le tarmac autour de l’appareil semblent comme au ralenti, émettant une bouffé de vapeur à chacune de leur respiration.
Rapidement je fais mon transfert par bus vers le terminal 3 pour un petit vol domestique à destination de Qingdao dans la province du Shandong.

De la chambre de l’hôtel où je suis descendu, une perspective imprenable sur la baie où ce sont déroulées quelques épreuves nautiques des dernières olympiades. Pas le temps de profiter de la vue, nous sommes attendus pour un dîner d’accueil avec un gros prospect.
Tapis rouge : tout le top management de l’entreprise, 4ème producteur mondial d’aliment du bétail, est là pour nous recevoir dans un excellent restaurant dont la salle de dîner porte le nom de l’entreprise. Il y des détails qui ne trompent pas.
A ma gauche est assis l’un des prioritaires de l’entreprise, petit homme d’une cinquantaine d’année aux yeux malicieux et souriants desquels émane la sérénité de ceux qui ont réussi quelque chose. A sa gauche sa fille, assez jolie jeune femme coiffée d’un bonnet de laine noir donnant un air poupin à un visage tout rond éclairé d’un jolie sourire naturel. Puis tout un aréopage de managers. Ambiance décontractée, toasts au vin rouge portés à l’amitié et à notre future coopération ponctuant l’enchainement des plats dans un service impeccable. Ce soir il n’est pas encore question de business, seulement d’amitié.

Les petits matins en décalage horaire ont toujours quelque chose de brumeux. Vers l’Est le temps s’est compressé et je me lève à ici à l’heure où Flo se couche à la maison.
Encore dans un demi-sommeil j’enfile ma tenue de jogging et ouvre en grand les rideaux avant de descendre me dégourdir les jambes. Il fait encore noir et le fond de l’air glacé me saisit le visage. Petite course tout droit le long d’une grande avenue pendant 20 minutes, puis demi-tour pour être sûr de retrouver l’hôtel. A cette heure matinale les boutiques sont encore fermées et je croise seulement quelques balayeurs de rue dont la vie semble ici se résumer à déplacer de la poussière.

De retour dans ma chambre, le soleil le soleil se lève sur la mer, diffractant une lumière brouillée à travers des vapeurs humides que seuls les peintres chinois savent restituer avec tellement de poésie.

Il existe dans le monde au moins trois sortes de petits déjeuner : English avec la traditionnel becon & eggs, continental avec ses toasts beurrés, et chinois où l’on retrouve une variété de plats incroyable : œufs sous toutes les formes, légumes verts, riz et pâtes déclinés de mille et une façons, viandes, fruits, et j’en passe ; tout cela dans des effluves que ma sensibilité d’européen à quelque mal à apprécier de si bonne heure.

L’unique rendez-vous de la journée se passe idéalement. Nous concluons une très efficace et longue réunion de travail par la signature d’un mémo préfigurant, j’espère, la confirmation d’un important contrat lors de la très prochaine visite en France de notre futur client.

Retour sur pékin le cœur léger par le vol de fin d’après-midi. Bien que mal installé, genoux coincés dans le siège de devant des lignes domestiques chinoises haute densité, je me laisse aller le temps de ce petit vol en prévision du prochain rendez-vous de la soirée.
L’avion à peine arrivé à son point de stationnement sur le tarmac encore enneigé, les passagers se précipitent dans une cohue indescriptible vers l’allée centrale pour récupérer leurs bagages à main placés dans les coffres au dessus des sièges. Comportement typiquement chinois, même si parfois les français ne sont pas mal aussi dans leur genre...
En sortant de l’avion par la passerelle de descente au bas de laquelle un bus nous attend, frappé par l’ambiance lumineuse « étrange » de l’instant, j'attrape machinalement mon PDA pour prendre une photo sans réel intérêt d’un avion stationné en contre jour à côté de nous. Je ne sais pas si c’est le froid, la fatigue du décalage horaire, ou autre chose, mais je trouve cette ambiance de fin d’après-midi particulière, un je ne sais quoi dans la lumière, tant et si bien que j’en parle à mon collège Huang Shi qui me dit ne rien remarquer de spécial. Bon, ça doit être moi.

En sortant de l’aérogare nous nous engouffrons dans un taxi lorsque, à peine parti Huang m’interpelle :
- Have look on the sun Fred! It looks like the moon.
Effectivement, rasant l’horizon, le soleil couchant à la forme d’un croissant orangé, "mangé" par la lune qui passait par là.
Jour d’éclipse à l’autre bout du monde…