A Saigon encore une fois. A force d’allers-retours
vers l’Asie, on finit par s’y faire des connaissances, des relations suivies au
long des années, et parfois des amis ; même si j’évite autant que possible
la confusion des genres entre relations professionnelles et personnelles.
Mais il est des rencontres plus
marquantes que d’autres, peut-être parce qu’elles eurent lieu à un moment
particulier, où qu’elles furent simplement plus fréquentes.
La première fois que je rencontrai « Daniel »,
c’était en France à la fin dans les années 90. Il souhaitait me voir pour
parler de l’entreprise qu’il dirigeait au Vietnam pour le compte d’un grand
groupe Français, dans l’univers de l’alimentation animale. En pionnier, il
avait monté « tout seul » le projet de A à Z. Je me souviens
parfaitement de ce premier contact avec cet homme atypique, visage rond et
souriant éclairés d’yeux d’une rare expressivité derrière une paire de lunettes
ovales à fine monture métallique. Sa chevelure en bataille ajoutait encore au
charme d’une personnalité extravertie aux points de vue affirmés. Il m’avait
alors parlé de son business « dans le Grand Sud » comme il aimait à
dire. Cela n’évoquait pas encore grand-chose pour moi. Mais j’avais été fasciné
par la passion qui émanait de ses propos et la manière pragmatique dont, en
partant de zéro, il avait construit une entreprise prospère sur un marché
émergeant.
Quelques temps après nous nous sommes
revus chez lui, non loin de Saigon. Il était dans son élément, manager intuitif
au style un peu postcolonial. Nous avions visité « ses » installations,
puis, autour d’un excellent déjeuner de poissons, imaginé un mode original de
coopération, partenariat créatif à priori gagnant pour les deux entreprises, et
que nous avions pu rapidement modéliser en s’appuyant sur une relation de
confiance et d’intérêts mutuels bien compris. Dans cette affaire, la souplesse
d’esprit dont nous avions fait preuve avait été très productive, sortant des
cadres habituels et faisant fi d’un certains nombres d’aprioris, pour aboutir à
un accord inédit. Et je dois dire que nous y avions pris beaucoup de plaisir.
Mais l’histoire n’était pas écrite, et
peu de temps après, la société mère Française décidait de quelques changements
managériaux en vue d’une cession de l’entité Vietnamienne. Débarquèrent alors
des technocrates pour « assister » Daniel, qui s’en amusait. Jusqu’au
moment où ces derniers remirent en cause notre accord qui avait démarré, faute
d’un cadre non conforme aux schémas standard des têtes bien pensantes. Une
réunion est alors organisée en urgence en France pour défaire en bonne et due
forme l’accord, indemnisation comprise, et retomber dans un cadre standard,
mais vide. Si cela était un peu consternant, Daniel et moi plaisantions de la
façon dont les énarques (des vrais) avaient imaginées une belle sortie plutôt que
de chercher la manière de faire rentrer le projet dans leur cadre. Et cela créa
entre nous une vraie complicité.
L’entreprise fut donc bien vendue, et
Daniel, écarté des négociations de cession, fit un come-back remarqué avec les
nouveaux propriétaires Vietnamiens, avant de la quitter définitivement, quelque
peu écœuré par la corruption qui s’y développait. Entre temps nous avions fait
notre chemin et démarré notre propre entité sur place qui ne permettait plus de
relancer ce qui avait été imaginé. Mais nous continuions à nous voir avec
toujours le même plaisir, pour échanger sur nos affaires et plus encore, à la faveur
de nos déplacements professionnels.
Puis nous nous sommes un peu perdus de
vue, emportés par la dynamique de nos vies trépidantes. Rien que de très banal.
Il y a quelques temps, alors que je me
trouvais sur un salon professionnel en Asie, je remarque, face à notre stand, un
type à l’air un peu paumé aux allures de Pierre Richard. Je ne tilte pas
tout suite, pris dans l’ambiance surchauffée de ces grandes foires. Nos regards
se croisent, visiblement il me connait puis m’interpelle en souriant. Cette fois
je le reconnais au son de sa voix et aux yeux toujours pétillants. C’est
Daniel. Nous nous tombons presque dans les bras. Qu’il a changé ! Certes
le temps fait son œuvre, et l’on voit surtout les changements chez les autres… mais
il n’y a pas que ça.
-
Que
deviens-tu ? Profites-tu de ta retraite ?
-
Je
m’emmerde comme un vieux con !
Si le physique est marqué, le verbe n’a
pas changé. Direct et sans ambages. Je suis heureux de le revoir.
-
Pourquoi
dis-tu cela ?
-
Comme
tu sais j’ai quitté l’entreprise, puis ma femme est décédée d’une longue maladie,
et depuis je tourne en rond. Alors j’essaie de m’occuper comme je peux.
-
Et
tu vis où ?
-
Nulle
part vraiment, entre la France et l’Asie du Sud, Vietnam et Cambodge
principalement, où je bricole dans l’aquaculture.
Dans son regard beaucoup de nostalgie.
Comme si pour lui la vie n’avait plus la même saveur. Cela me touche sincèrement.
Encore quelques mots banals, nous échangeons
nos cartes de visite en promettant de nous revoir. Puis je replonge dans le
tourbillon professionnel qui m’entoure.
…
Je retrouve des collègues de travail
dans le lobby de l’Oscar Hôtel de Saigon, modeste établissement style
postcolonial Français où nous descendons habituellement. Yann me dit avoir un « bonjour
du Grand Sud » à me passer de quelqu’un qu’il a croisé dans l’avion. C’est
la formule de Daniel évidemment. Cette fois nous nous sommes manqués de peu.
Mais je ne peux m’empêcher de penser que notre implantation ici, avec
maintenant trois belles entreprises et plus de 80 salariés, c’est un peu grâce
à lui.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire