vendredi 31 octobre 2025

Sur les rives du fleuve Sénégal

Nous touchons au but du troisième objectif de cette aventure avec une délectation tranquille. L’odeur de l’eau, si particulière, précède toujours sa présence. Elle flotte dans l’air avant même qu’on ne voie scintiller ses reflets. Après 7 600 kilomètres de routes, de pistes, de poussières et de mirages, nous arrivons sur les rives du grand fleuve Sénégal. Un frisson parcourt notre équipe : celui du but atteint, partagé entre fierté et gratitude.
Ici, tout change. L’Afrique est plus douce, plus charnelle, plus généreuse, presque exubérante. Après les étendues minérales et muettes de l’Adrar, c’est comme un choc sensoriel. Les marchés regorgent de fruits, de légumes, de tissus éclatants. Les visages sont plus ronds, les rires sonores, les pas plus assurés. Les silhouettes féminines s’enroulent dans des pagnes chamarrés, dansent avec la lumière, certaines portant sur leur tête avec élégance sans équivalent, et les enfants, partout, surgissent en éclats de joie. Cette Afrique semble vouloir compenser, par sa générosité, la rigueur du désert que nous venons de quitter. Le yin après le yang, la chair après l’os.

Nous prenons le temps de regarder vivre cet environnement fluide et animé. 
À Boghé, la place du marché s’étire sous un soleil presque doux. Odeurs de poissons, de fruits mûrs et de charbon tiède. Des voix s’interpellent et se répondent. Tout semble à la fois désordonné et parfaitement en place. Les femmes lavent leur linge dans le canal, agenouillées dans la lumière. Leurs gestes sont précis, rythmés, presque cérémoniels. Les enfants s’ébattent tout près, éclaboussant les reflets dorés. Plus loin, des cultivateurs s’activent dans les rizières, pieds dans la boue, visages attentifs, comme si la terre ici parlait à leurs mains.

L’eau généreuse et nourricière rafraîchit les corps et apaise les âmes. On comprend pourquoi les civilisations naissent au bord des fleuves.
Nous espérions croiser les hippopotames, peut-être un crocodile glissant entre deux rives. Ce sera pour une autre fois. Le temps, une fois encore, nous rattrape. Mais l’essentiel est là. Le fleuve nous a offert ce que nous étions venus chercher, sans que nous sachions vraiment le formuler. Peut-être tout simplement un but de voyage. Nous nous y laissons bercer, heureux d’avoir franchi bien plus qu’une étape géographique.  


jeudi 30 octobre 2025

L'odeur de l'eau

Nous quittons peu à peu le Sahara profond. D’abord discrètement. Comme une lente métamorphose, le paysage s’assouplit. Dans l’air flotte quelque chose de différent, une douceur presque imperceptible. Les dunes s’effacent, les paysages bruts s’adoucissent, puis un oiseau, comme un signe de renaissance après des jours d’immensité minérale.

Les herbes réapparaissent, maigres, tenaces, d’un vert timide mais bien réel. Puis viennent les premiers pâturages, quelques arbustes, des acacias plus denses. Et les villages enfin. Quelques cases, encore des tentes, un puits, des silhouettes. Boubou au vent, les hommes, vêtus de bleu, marchent avec cette allure tranquille de ceux qui savent composer avec le temps. Les femmes, drapées de tissus chamarrés, redonnent des couleurs aux scènes de vie comme des instantanées sur papier glacé. Et les volées d’enfants qui surgissent en nuées joyeuses, bras levés et visages souriants à notre passage.

Plus loin quelques troupeaux de vaches paissent lentement au bord de la route, contraste saisissant avec les chèvres faméliques de l’Adrar. Des oiseaux bâtissent leurs nids dans des buissons plus verts, comme si le printemps venait s’installer ici. Et puis soudain une odeur. D’abord imperceptible, puis comme évidence. L’eau ! L’abondance qui revient.

Maintenant, à chaque entrée et sortie de village, les postes de police se succèdent. Des barrières peintes à la main, des cabanes de tôle, des hommes au regard tour à tour curieux ou simplement lassés. Nous avons appris la chorégraphie : sourire, descendre la vitre, tendre les copies de passeport avant même qu’on les demande. Souvent, cela suffit. Jusqu’à Aleg et le carrefour poussiéreux vers Boghé. Un policier négligé demande notre assurance. Après inspection elle est prétendument expirée. Une arnaque évidemment. Je joue le rôle du « bad cop » qui monte le ton, Bruno celui du gentil qui calme le jeu. Après trente minutes de palabres, Bruno me demande de sortir de la guérite. Tout sourire il nous rejoints quelques minutes plus tard à la voiture :

-       - T’as payé combien ?

-        - Rien du tout.

-         - Alors quoi ?

-       -  J’ai prétexté l’énervement du frère gravement malade que je conduis pour un dernier grand voyage avec son épouse…

-       -  Et alors ?

Alors arrive vers Flo un des policiers pour se confondre en excuses. Après une accolade avec Bruno, et une chaude poignée de main à mon attention, il nous rend les documents et nous souhaite bonne chance. Grosse rigolade à suivre.

Le soir descend. Le vent se fait plus humide, la lumière plus dense. A quelques dizaines de kilomètres s’écoule le fleuve Sénégal. Ligne de vie, frontière, promesse d’un autre monde.

Le Sahara s’efface derrière nous comme un rêve.


 

mercredi 29 octobre 2025

Vers le grand fleuve

Nous quittons « le camp boisé » de l’Œil du Sahara avec une pointe de nostalgie. Il y a dans ce lieu une vibration particulière, comme si la terre y respirait encore la mémoire du monde. Les cercles concentriques de la structure de Richat, vus du ciel, évoquent une empreinte cosmique laissée par un dieu géologue. Au sol, ce ne sont que dunes, cailloux et silence, mais un silence si dense qu’il résonne. 
Nous reprenons la piste, le cœur un peu serré, laissant derrière nous Ouadane puis Chinguetti, ces cités de pierres et de savoir, suspendues hors du temps. Nous partons avec des étoiles plein les yeux, convaincus que nous ne quitte jamais vraiment le Sahara.

La route vers le sud-est s’enfonce dans la plus grande beauté vierge du monde. Tout ici se décline en nuances de roches, de sable et de lumière : noir, brun, ocre, ambre, miel, cuivre, rose parfois quand le soleil baisse un peu sur l’horizon. Le désert se déploie en une succession de perspectives si parfaites qu’on en oublierait de respirer. L’immensité n’a plus de repères, et l’on se perd avec délectation dans cet océan fossile ou les villages ont disparu depuis longtemps. Seuls quelques nomades résistent ici avec rien, dans des huttes de branchages et de paille, ou des tentes parfois protégées du vent par des murs de pierres.
En une journée, nous parcourons ce que les anciens méharistes mettaient douze jours à franchir. Dans notre vieux pick-up nous filons comme hypnotisés par ce ruban découpant le paysage en 2 parties égales. De loin en loin quelques acacias maigres et tenaces résistent encore à ces conditions extrêmes. L’air vibre de chaleur, les mirages dansent, et l’esprit s’abandonne à ce rythme primordial. On ne pense plus, on ressent. C’est cela, peut-être, la vraie traversée : ce moment où l’on devient soi-même un fragment éphémère du paysage.

Quand enfin surgit Tidjikja, et le nom “Auberge Sahara” peint en bleu sur le vieux portail en fer, un sourire nous échappe. Ironie douce : dans ce pays sans bornes, toutes les auberges semblent porter le nom de l’immensité qui les dépasse. Celle-ci n’est qu’un simple carré de murs en banco au bord de la rue principale.
Le vent du soir se fait plus doux et balaie la terrasse. La morsure du soleil s’efface avec la tiédeur du crépuscule.
Assis à même le sol, nous regardons le ciel se teinter d’indigo et la demi-lune s’éclairer. Rien à ajouter. L’eau chaude fume doucement et le monde semble s’arrêter au chant du Muezzine. 

Demain nous verrons peut-être le fleuve Sénégal. 



mardi 28 octobre 2025

Dans l'oeil du Sahara

Nous quittons Chinguetti par le lit de l’oued. Cap à l’est ! La piste, invisible à l’œil nu, n’existe que sur le GPS de Bruno, mince fil numérique confirmé par quelques traces éphémères au cœur d’un désert sans balise. Devant nous, cent quarante kilomètres de silence et de matières minérales à l’état brut : alternance hypnotique de dunettes, plages de graviers, champs de pierres brûlantes, et ces immenses étendues de sable ondulant où le regard se perd, la lumière brouille les contours du réel, et l’espace se dilue dans une perspective sans plus de verticalité. À force d’avancer, on entre dans une autre dimension, comme si notre progression se confondait avec la marche de l’univers. Et pourtant nous n’avions rien pris d’autre qu’une grande bouffée d’absolu…
Fort heureusement, notre vaillant pick-up se montre souverain dans cet environnement exceptionnel. 

L’arrivée sur Ouadane tient du mirage : la cité de pierre brune apparaît soudain, accrochée à sa falaise, au-dessus d’un oued asséché. La vieille mosquée domine les ruines. C’est ici que débute la « rue des quarante savants », jadis artère vivante d’un centre de culture et de savoir, quand les grandes caravanes transsahariennes faisaient halte entre Tombouctou et Marrakech. Aujourd’hui, le vent s’y engouffre en soulevant la poussière du temps.


Et notre route continue, plus à l’est encore, vers l’Œil du Sahara, la spectaculaire structure géologique de Richat. Quarante kilomètres de diamètre en trois cercles concentriques, comme les remparts naturels d’un trésor au milieu du désert. Longtemps, on crut à un cratère d’impact de météorite. C’est en réalité une merveille géologique née du soulèvement de la terre elle-même, spirale minérale que Saint-Exupéry contemplait depuis le ciel avant d’imaginer sa planète du Petit Prince.
Grace aux indications précises du GPS nous trouvons la première passe, un étroit corridor entre sable et pierre. Nous pénétrons dans le premier cercle, vaste plaine granuleuse où, à notre grande surprise, le sol craquelé témoigne d’anciennes pluies. Un peu plus loin, tel un miracle de la nature, un petit lac aux reflets dorés miroite sous le soleil où un échassier solitaire a trouvé son royaume. Et pourtant aucune végétation ne semble prendre racine ici. Nous contournons prudemment pour éviter l’ornière boueuse. 
Puis vient la deuxième passe, longue rampe sablonneuse avant de plonger dans le second anneau : encore des lacs sur des gravières arides dans ce désert cosmique.
La troisième passe nous entraîne vers le cœur. Descente vertigineuse sur une pente sableuse entre des rochers noirs. En bas, le sol devient pierreux, plus ferme, et le panorama s’ouvre sur un cercle parfait de falaises, une enceinte naturelle à 360°. Au centre, un promontoire rocheux permet d’en découvrir complètement le panorama. Au Sud et à l’Ouest scintillent quelques petits lacs comme des éclats de diamant. Vision de genèse, beauté à pleurer, silence de commencement du monde, émotion absolue. Nous venons d’atteindre le deuxième objectif de cette aventure.

Le soleil descend maintenant sur l’horizon. Il est temps de bivouaquer. Nous avions entendu parler du “camp boisé” où Théodore Monod venait retrouver parfois son épouse lors de ses méharées dans l'Adrar. En contrebas, une oasis apparaît que nous rejoignons rapidement : quelques acacias, deux puits creusés à même le sable, l’eau affleurant à moins de deux mètres. C’est bien là. Nous y installons notre camp pour la nuit. Autour de nous, le désert respire. Et dans la clarté des étoiles du Sahara, on jurerait sentir la présence paisible de Théodore.






dimanche 26 octobre 2025

La Magie de Chinguetti

Nous nous laissons gagner par l'indolence de Chinguetti. Écrasée de chaleur, la petite cité semble retenue dans une sieste sans fin. Rien ne presse ici. À pas mesurés, nous quittons donc notre auberge et traversons l’oued ensablé séparant la ville « moderne » du cœur historique. En arrière-plan le grand erg de l’Adrar se dresse comme un océan dont les vagues sableuse envahissent insidieusement les ruelles. Le silence est seulement troublé par le crissement du sable sous nos pas.
La vieille ville se dévoile dans un enchevêtrement de murs bas en pierres brutes. Un dédale de venelles ensablées serpente entre les maisons, dont les portes basses obligent à se courber comme pour franchir un seuil vers un autre temps. Ici tout semble figé dans une époque où les caravanes rythmaient encore la vie des habitants.

Nous arrivons devant l’une des bibliothèques familiales de Chinguetti, celle de la famille Melainine. Un homme d’une cinquantaine d’années nous accueille dans la petite cour intérieure. Sous une chevelure ondulée, ses yeux souriants éclairent un long visage sympathique à la peau tannée. Après quelques mots échangés nous le suivons vers une petite salle attenante. Pour y pénétrer, il ouvre une étroite porte de bois à deux battants, fermée par la traditionnelle serrure à penne de bois. En guise de clé, une baguette dentelée de pointes métalliques, que l’on glisse habilement dans la rainure et que l’on remonte en secouant un peu. Geste ancestral qui donne déjà le sentiment d’entrer dans un coffre à secrets.
La pièce est modeste : des murs nus, deux armoires métalliques, une petite table sur laquelle sont disposés quelques manuscrits de différentes tailles, comme des trésors fragiles. Nous nous installons autour, le silence s’installe presque naturellement. Notre hôte ouvre alors un premier livre, manuscrit religieux du 12ème siècle aux pages jaunies, sur lesquelles se développent de fines lignes d’écriture parfaitement régulières. Il raconte l’érudition des calligraphes des temps anciens : la religion bien sûr, mais aussi la poésie, la philosophie et la science reportées avec soin dans ces ouvrages. Au fil des pages, l’histoire de cette cité savante qui fut, avec Ouadane, l’un des grands carrefours intellectuels de l’Afrique
saharienne.
Son évocation des caravanes pour Tombouctou, Tindouf ou pour La Mecque nous transporte. Cinquante-sept jours de voyage pour atteindre Tombouctou, presque deux lunes de marche sur le dos des méharis, à travers dunes, regs et ergs, pour commercer, apprendre, échanger idées et savoirs. 
On essaie d’imaginer ces érudits, scribes appliqués à retranscrire leur vision du monde pour qu’elles ne s’envolent pas avec le vent du désert. Et l’on est impressionné par la précision de cette écriture manuscrite parvenue jusqu’à nous, capacité éphémère à une époque où, sans lunettes, la perte d’acuité visuelle ne permettait pas au rédacteur d’exercer son art bien longtemps. 
Et que dire de ces petits livres de voyage rangés dans des étuis de peau polychromes, histoire de pas perdre ce lien avec la culture ou la religion, même lors des grandes méharées ?

De retour dans la rue, la lumière crue nous saisit. Quelques enfants s’approchent timidement, puis leurs rires éclatent lorsqu’on leur répond. Le jeu s’installe, sans langue commune, mais les mains, les regards et les sourires suffisent à ces moments d’humanité.
Sous le ciel brûlant de Chinguetti, la magie continue d’opérer. Le temps semble suspendu, comme si la ville elle-même nous invitait à rester un peu encore.

Le soleil décline désormais, donnant au paysage les couleurs chaudes magnifiées par le sable doré. Nous prenons le 4x4 pour remonter l’Oued vers la mosquée Aber, cœur de la très ancienne Chinguetti aujourd’hui totalement ensablée et désertée par ses habitants. Moment de grâce absolu que cette nouvelle promenade à remonter le temps. Emotion de marcher dans ce village abandonné, dévoré par les sables, ou quelques résistants tentent de préserver cette petite mosquée comme un phare battu par le sable et le vent.

Le soleil se couche maintenant. Nous revenons vers notre Auberge. Chinguetti semble se réveiller. Les femmes s’installent pour discuter à même le sol devant les maisons. Les hommes rentrent vers leurs foyers. Les minuscules boutiques s’allument. La vie reprend après une nouvelle journée brulante.


Vers Chinguetti

Nous quittons Akjoujt, anciennement Fort Repoux, laissant derrière derrière-nous une ville de poussière rousse pour s’engager dans un décor qui flirte avec l’irréel. La route file vers Atar en longeant le Grand Erg Occidental. Un vent d’est soutenu balaie le désert en pulvérisant des bouffées de sable doré dans l’air brûlant. Au sol, ces bourrasques viennent lécher l’asphalte dans de formidables arabesques, au point parfois de l’effacer entièrement. Comme si la nature voulait reprendre ses droits sur ce mince ruban de civilisation. Le paysage devient alors fantasmagorique : dunes mouvantes, ciel orangé, herbes sèches, rochers noirs, lumière blanche saturant l’atmosphère.
Puis le paysage change et l’air se nettoie avant la montée vers Atar. Nous traversons deux oueds où l’eau s’écoule. Tel un miracle de la nature, la végétation retrouve alors ses couleurs fraîches magnifiées par le contraste avec l’aridité minérale de l’environnement.

À Atar, nous retrouvons Ahmed, ce “vieil ami” croisé lors d’un précédent voyage. Les retrouvailles s’annonçaient chaleureuses… jusqu’au moment où il comprend que nous n’aurons pas besoin de ses services cette fois-ci. Son intérêt s’évapore aussitôt, remplacé par une politesse distante. En catimini il glisse à Flo, dans un chuchotement mi-amusé, mi-acide, que “les hommes français sont des menteurs”. Sentence sans appel d’une relation intéressée où les grands écarts culturels et économiques se télescopent.

Nous quittons Atar par une passe étroite montant dans un spectaculaire couloir rocheux. Très raide, la piste grimpe vers un vaste plateau rocailleux. Les montagnes s’ouvrent en entailles géantes, offrant des perspectives de Grand Canyon saharien. Les couches de roche semblent s’être superposés au fil des millions d’années pour composer une scène grandiose, sans artifices. Salissant l’air immobile, un imposant nuage de poussière s’élève derrière le pick-up lancé à vive allure sur la piste de graviers.

Un détour s’impose par le site de Fort Sagane. Perché sur son éperon noir, battu par les vents, il fut un refuge de prédilection pour Théodore Monod avant d’être le théâtre du film « Fort Sagane ». Une enceinte carrée de murs de pierres pose ce lieu d’exception hors du temps. On comprend immédiatement pourquoi l’explorateur avait élu domicile ici : sobriété absolue, minéralité parfaite, sensation d’infini, silence. Aussi loin que porte le regard, un horizon de pierres brûlantes où la terre semble fondue sur des reliefs spectaculaires. À quelques pas, des peintures rupestres témoignent d’une présence humaine ancienne, bien antérieure aux caravanes et aux explorateurs : silhouettes animales, scènes de vie. Ici s’épanouissait autrefois une vallée fertile. Sans doute l’esprit de nos ancêtres habite-t-il encore ces paysages d’une magnifique désolation.

Nous reprenons la route. La lumière de fin d’après-midi se fait plus douce. Le soleil rasant étire devant nous l’ombre de notre pick-up, comme aspiré vers la cité mythique. Chinguetti se devine avant de se voir, appelée par l’imaginaire et ses promesses. Puis apparaît enfin le château d’eau posé sur les dunes blondes comme une vision de mirage qui ne s’évapore pas. Nous y sommes ! Premier objectif de cette aventure atteint. 

L’air du soir se rafraîchit doucement, Demain, nous tenterons de percer quelques secrets de ce lieu unique.





samedi 25 octobre 2025

De Nouhadibou aux portes de l'Adrar

Notre arrivée à Nouadhibou est une immersion immédiate, sans transition, dans ce que l’on appelle ici l’Afrique noire. La ville nous enveloppe d’un chaos vivant. de nuits, nous descendons l’avenue principale dans un slalom permanent : voitures sans phares déboulant de nulle part, piétons marchant sur la chaussée comme s’il n’y avait ni trottoir ni règle, ânes tirant des charrettes bringuebalantes, motos surgissant à contresens. Ballet déroutant, mais étrangement fluide, où, malgré la pénombre, chacun semble trouver sa trajectoire au dernier moment.
Le GPS nous guide vers la ville basse, dans les quartiers en terre battue, jusqu’à l’Auberge Sahara de Fanta. Retrouvaille chaleureuse avec cette femme qui nous avait accueillis, Didier et moi, lors de notre voyage à moto l’an dernier. Elle ouvre sa maison, très simple aux voyageurs de passage avec un large sourire et cette générosité si naturelle. Le dîner, préparé avec soin, est tout aussi simple et délicieux. Autour de la table, nos vies se racontent. La sienne, ancrées dans ce sable mauritanien malgré le décès récent de son mari, et les nôtres, façonnées par d’autres horizons. Un échange sans jugement, teinté d’écoute, de curiosité et de sourires.

Au matin, nous quittons Nouadhibou par la route qui longe la mythique ligne du train minéralier venant de Zouerate. Nous espérions croiser ce convoi légendaire : plus de deux kilomètres de wagons chargés de minerai de fer glissant à travers le désert. Manque de chance, nous n’étions pas au bon horaire.

Cap plein sud. La route coupe la plaine jusqu’à Chaami, ville née de la ruée vers l’or saharien. Tout ici semble construit à la hâte, comme posé sur le sable. Amoncellement de baraques faites de bric et de broc, autour d’une rue commerçante au pied d’une petite mosquée. Le souffle brûlant venu de l’Adrar nous écrase. 44 °C au thermomètre. Nous nous arrêtons dans une gargote. Au menu, un plat de riz partagé avec des hommes enturbannés dans leurs chèches, silhouettes de western touareg. Ils entrent et sortent de la pièce comme dans un saloon poussiéreux. Pas d’alcool, bien sûr, mais du thé à la menthe, dense, sucré, servi trois fois selon la tradition. Certains s’étendent, repus et silencieux, sur des nattes pour la sieste, en attendant que le soleil baisse un peu.

Nous reprenons la route vers l’est, en direction de l’Adrar. Les kilomètres défilent dans un décor d’aridité totale. Quelques acacias tordus et clairsemés donnent au paysage des allures de savane. De loin en loin, de magnifiques champs de dunes ondulent comme un océan doré. 48 °C à l’extérieur, 28 à l’intérieur avec la clim à plein régime. Et pourtant, nous sommes déjà mi-octobre. Puis, surprise du désert, quelques pousses vertes tapissent par endroits le sol d’une couleur délicate, presque irréelle, preuve fragile et éphémère d’une pluie récente.

La route semble sans fin jusqu’à Akjoujt, étape du soir. Derrière nous, le soleil décline, noyé dans une atmosphère étouffante. La lumière devient blanche, crayeuse, comme si les couleurs s’étaient diluées dans un monde devenu soudain monochrome. Nous arrivons à la nuit tombante, saturés de chaleur. Le thermomètre indique toujours 44°. L’image de Tintin et l’étoile mystérieuse me vient alors à l’esprit.



vendredi 24 octobre 2025

Sous le tropic de Guerguerat

Nous sommes désormais trois à bord. Le pick-up avale la route vers un sud de plus en plus minéral. « Tropique du Concer » (comprendre évidemment Cancer) indique un panneau rouillé bardé de stickers de voyageurs sur le bord de la route. Le soleil est haut et la chaleur intense. Mais rien ne signale ce passage, sinon, peut-être, un léger changement dans la lumière – plus blanche, plus dure – et la sensation que ce voyage prend une nouvelle dimension, comme le franchissement d’un cap pour un navigateur.

Le paysage évolue lentement. Les longues plaines de sable laissent place à des étendues de pierres, brun rouge ou gris cendre, que les rafales polissent depuis des millénaires. Puis des reliefs rocheux sculptés par le vent émergent comme dans un poudroiement de neige légère. On se croirait sur Mars. Par endroits, d’anciens tracés serpentent à côté de la route : les restes d’une piste balisée de petits kerns dressés sur des buttes rocheuses, balises d’un autre âge pour ceux qui cherchaient leur chemin avant l’asphalte.
Soudain, au détour d’un oued apparemment desséché, une improbable tache brillante. Petite mare éphémère d’eau turquoise, bordée d’herbes maigres. Quelques oiseaux s’y rassemblent pour se désaltérer. Moment de grâce, presque irréel. Puis la route reprend sa monotonie.
Le thermomètre marque 37 °C. La ruban d’asphalte, parfaitement rectiligne, se perd dans un miroitement d’air chaud. Aucun camion, aucune trace de vie humaine. Et cette impression de rouler sur une carte en train de s’effacer sous le soleil.

Enfin apparaît, le poste-frontière de Guerguerat entre le Maroc et la Mauritanie. Baraques délavées, barrières tordues, et, à notre grande surprise, une file de véhicules poussiéreux qui patientent dans la chaleur. Une trentaine de voitures, coincées à côté d’une colonne de poids lourds. Il va falloir être patients.
Dans cette jungle inextricable, la nonchalance des douaniers Marocain n’a d’égale que la gentillesse des Mauritaniens. 
Heureusement bien aidé par Oumar, notre passeur, les formalités s’enchaînent, d’une guérite à l’autre, dans un désordre savamment organisé. Papiers, tampons, signatures… Et la traversée du fameux no man’s land. Quelques kilomètres de piste bosselée, parsemée d’épaves, de pneus et de plastiques brulés par le soleil. Moment et lieu étrange que ce passage, à la réputation très souvent exagérée.

Trois heure et demie pour finalement entrer en Mauritanie au coucher du soleil. Direction
Nouadhibou. 
Une nouvelle Afrique commence. 

mercredi 22 octobre 2025

Dakhla, entre 2 mondes

Journée de transit à Dakhla.
Le vent marin, tiède, salé et sablonneux, s’invite sous un soleil de plomb dans chaque recoin de la ville. Entre l’océan et le désert, Dakhla flotte dans une sorte de suspension, à mi-chemin entre le voyage et le rêve. Nous bullons au café Samarcande, nom magique qui ouvre d’autres horizons en rallumant des images d’Asie centrale, de dômes turquoise et de route de la soie. Un jour, à moto peut-être... Mais pour l’heure nous sommes ici, posés dans ce café un peu rococo, face à la baie inondée de soleil.
Autour d’un thé trop sucré, la conversation dérive vers l’état du monde. Difficile d’y déceler des signes franchement positifs. Pourtant… ici, à l’extrême sud du Maroc, loin du tumulte, le monde paraît soudain plus vaste, plus silencieux, presque apaisé. Peut-être faut-il s’éloigner pour relativiser et retrouver une certaine clarté.
Nous parlons aussi de cette chance incroyable que nous avons d’être là, conscients que rien de tout cela n’est dû au hasard. Voyager jusqu’ici demande un engagement. Sortir de sa fameuse « zone de confort », expression souvent galvaudée, mais tellement juste. Partir, c’est rompre avec ses habitudes, affronter l’imprévu, la lenteur parfois. C’est se confronter à une autre réalité du monde, celle qu’on ne scrolle pas du bout des doigts sur son smartphone, mais qu’on respire, qu’on touche, qu’on sent vibrer.

Ce soir, notre équipe va s’enrichir d’une présence précieuse. Flo arrive.
Flo, la femme de ma vie depuis toujours, qui atterrit à Dakhla pour poursuivre avec nous cette aventure. Juste l’imaginer descendre de l’avion, tout sourire, boucles brunes au vent, me donne un élan de joie enfantine. Demain nous franchirons ensemble la frontière mauritanienne au poste saharien de Guerguerate. Passage rugueux, souvent chaotique, mais toujours chargé d’émotion. De l’autre côté, une autre Afrique commencera.
La Mauritanie et ses villes légendaires dont certaines se perdent dans l’immense Adrar : Nouadhibou, Atar, Chinguetti – la cité des manuscrits et des sables éternels – puis Tidjikja, Aleg, et enfin le fleuve Sénégal, frontière vivante, pour finir à Nouakchott.

La lumière tombe sur Dakhla. Le vent s’adoucit, les silhouettes se découpent sur le ciel mauve. Demain, à Nouadhibou, nous retrouverons Fanta qui nous avait si gentiment accueilli l’an dernier avec Didier lors de notre passage à moto. L’Afrique nous aspire irrésistiblement. Et d'ailleurs, y a-t-il plus beau privilège que de se sentir en mouvement ? 

La route sans fin

Ce matin, le départ commence par un contretemps : pneu arrière gauche à plat. Rapide contrôle, la valve est cassée. Pas dramatique, mais de quoi ralentir la mise en route. Démontage de la roue et, par chance, un petit garage se trouve à deux cents mètres à peine. Bruno voit avec le gars qui répare en 15 minutes pour un montant dérisoire. 
Par précaution, on démonte et remplace celle de l’autre roue arrière également douteuse. Sur une vieille voiture, mieux vaut éviter la galère dans un endroit et à un moment moins favorable.

Nous reprenons la route plein sud. Droite, interminable vers l’Afrique noire. 
L’asphalte file entre le Sahara et l’Atlantique, tracé net dans un paysage sans relief. Avec la chaleur l’horizon se trouble. Par moments, on ne sait plus si la route s’enfonce dans le ciel ou dans le désert. Et le GPS indique le prochain croisement dans 310 kilomètres… On sourit. Ça donne la mesure du lieu.

Rassurant, le moteur ronronne régulièrement. Peu de circulation. Un camion poussiéreux nous croise parfois, puis plus rien. Juste le vent et le bruit de roulement des gros pneus sur la route. 
Enfin une station-service. On s’arrête pour une pause. A l'intérieur un gars cuit du pain dans une vieux four à gaz exhalant la bonne odeur de cuisson de la pâte fraîche. 
Sur le parking, deux très vieux Land Rover couverts de poussière. Usés jusqu’à la corde ils semblent avoir terminé leur route ici. Témoins de pistes anciennes, abandonnés avec tristesse. Peut-être les véhicules d’une vie.
Et cette image de la matinée qui me revient : un groupe de nomades marchant au pas de leurs chameaux le long de la route en direction d’un point d’eau. À leurs côtés, au même rythme, un vieux Land bâché, bringuebalant, transporte le fourrage. L’ensemble avance lentement dans une cadence presque parfaite. Superposition de deux époques, quand le transport mécanisé était sensé prendre l’ascendant sur les méharées chamelières. Mais ici la modernité n’a pas encore totalement changé le monde. Elle s’est simplement ajoutée au décor, comme une couche de plus dans la poussière du temps. Et les gens s’adaptent doucement en avançant de long de cette route, comme un nouveau repère.

Pour nous, la route de Nouadhibou est encore longue. Mais elle se suffit à elle-même. On ne la parcourt pas seulement pour y arriver, mais aussi pour la vivre, tout simplement.



 

lundi 20 octobre 2025

Entre mer et désert

Au bout du Maroc, là où la route semble s’effacer dans la poussière du vent, Tarfaya sommeille face à l’Atlantique. Cap Juby, son ancien nom, résonne encore comme une balise mythique pour ceux qui savent lire les cartes de l’imaginaire. 
Ici, tout respire l’entre-deux : entre mer et désert, entre histoire et oubli, entre caresse du vent et morsure du sable.

Le vieux bâtiment de l’Aéropostale se dresse encore comme un phare immobile résistant aux affres du temps. Sur sa façade décrépie, on distingue encore quelques lettres effacées, souvenirs des pionniers qui, dans les années 1920, faisaient escale ici avant de plonger vers Dakar ou de remonter vers Toulouse. C’est à Cap Juby que Saint-Exupéry passa plusieurs années, chef d’escale dans ce bout du monde où les avions se posaient sur la tôle ondulée d’un aérodrome battu par les vents.
On retrouve encore la piste en terre balayée par le sable, au bord de laquelle se dresse toujours les ruines du bâtiment où il vécut. Nous y entrons comme dans un mausolée oublié. Ne reste que les murs et les étages, le toit s’étant par endroit effondré. Et l’on retrouve les pièces de vie, salon, cuisine, chambres, sanitaires, dont les faïences ont résisté aux outrages temps. En grattant le sol, sous le sable et les gravats réapparaissent les carrelages colorés d’époque. Comment n’aurais-je pas pu en ramasser un morceau ? Et l’on perçoit à la fois la dureté et la douceur de la vie quotidienne dans ce lieu chargé d’histoire.
Ici Saint Ex écrivit, rêva, contempla. On l’imagine, silhouette mince au col de cuir relevé, marchant au milieu des hangars, guettant l’arrivée des avions longeant la côte.

Dans Tarfaya règne une nonchalance presque poétique. Les ruelles sablonneuses, bordées de maisons basses peintes à la chaux, sont traversées par un vent toujours présent charriant l’odeur de sel et de gasoil des cités portuaires. La vie ici s’écoule lentement, comme si l’on avait volontairement ralenti le temps pour ne pas troubler la quiétude des lieux.

Au-delà de la plage blanche, l’océan oscille entre gris métallique et bleu profond lorsque le soleil perce les brumes froides venues du large. Le climat de Cap Juby défie les saisons : il y fait toujours un peu froid. Le vent du nord, chargé d’humidité, rencontrant la chaleur du Sahara, crée une atmosphère étrange, presque irréelle, où le sable et la brume se mêlent. La lumière ouatée, donne alors aux nuages des reflets métalliques changeants, cuivrés et argentés.

On quitte la ville comme on sort d’un rêve, avec nostalgie. Celle des épopées passées, des aviateurs disparus, des horizons sans fin.
Au sud, la route s’étire, droite et hypnotique, filant maintenant vers Laâyoune, Dakhla puis Nouadhibou, là où commence une autre Afrique. Route de vents et de mirages, où les rares véhicules se croisent avec un salut de phares.



dimanche 19 octobre 2025

Désert magnétique

Nous redescendons des contreforts de l’Atlas vers le grand Sud. Là où la vie semble s’être figée dans la pierre, pétrifiée sous l’écrasante morsure du soleil. Peu à peu, la végétation disparaît, comme si la terre, lasse, avait renoncé à nourrir quoi que ce soit. Le paysage devient minéral, brut, presque hostile. Nous ne sommes plus vraiment sur Terre, du moins plus dans celle des humains. Ici commence un autre monde, celui du silence, de la lumière et du vent.
De rares résistants subsistent pourtant dans ce décor d’une austérité absolue. Quelques hameaux se cachent aux creux d’oueds ensablés, là où une source entretient encore un souffle de vie. Ces oasis paraissent irréelles : taches de vert suspendues entre les ocres et les bruns. 
Sous les ombres maigres des palmiers, des hommes travaillent la terre comme on entretiendrait une flamme fragile. De petits jardins s’étirent en damiers irréguliers, dessinant dans la poussière les derniers vestiges d’une humanité tenace.

Puis la route s’enfonce dans le vide minéral ; presque sidéral. Elle serpente entre les reliefs tabulaires, se coule dans les vallées sèches d’un désert sans fin. Le regard ne sait plus où s’accrocher tant le paysage s’ouvre, immense, circulaire, vertigineux. 
Le sable, poussé par les vents, dessine des congères dorées qui adoucissent les lignes de ce monde trop brut, en lui ajoutant quelque chose de précieux. 
A l’horizon le ciel et la terre se confondent dans une clarté d’une violence presque électrique.
De loin en loin, les reliefs s’empilent, fondus dans une brume de chaleur. Les teintes se superposent en mille nuances de gris. Par instants, on croirait voir des montagnes flotter, suspendues dans l’air comme des estampes solides. 

Confortablement installés dans notre vaisseau climatisé, nous avançons avec délectation, comme aspirés par le magnétisme de cette immensité. Le moteur ronronne doucement, seul bruit dans le grand silence. Puis les premiers mirages apparaissent, suggérant des lacs évanescents au fond des vallées : reflets d’eau, rives imaginaires, arbres en suspension, avant de disparaitre, comme avalés par la chaleur.

Nous ne parlons plus. Et d’ailleurs que dire ? Les mots seraient superflus. Juste se laisser envahir par la beauté du monde sans autres artifices, et fixer ces moments, pour tenter ensuite, de les partager.

 


 

samedi 18 octobre 2025

Sur les pentes de l'Atlas

Devant nous, les contreforts de l’Atlas ferment l’horizon comme un immense rempart. Cap au sud, la route s’y engage, sinueuse, déterminée à franchir la montagne pour plonger vers Ouarzazate, avant la grande descente vers le Sahara occidental. 
Peu à peu, la vallée poussiéreuse s’efface derrière nous. L’air se rafraîchit, la lumière devient plus nette. Les reliefs prennent d’étonnantes couleurs minérales – ocres, bruns, verts, gris, bleu – qui se mêlent en dégradés subtils. Les couches de roches, plissées par les âges, dessinent les formes gourmandes d'un feuilleté chocolat-caramel, agrémenté d’élégantes futaies de mélèzes comme les sapins d’une bûche de Noël.
Les villages se font plus rares aussi. De petites maisons de terre s’accrochent aux versants, défiant parfois les lois de l’équilibre. Quelques silhouettes s’affairent dans les champs en terrasses, d’autres observent la route depuis un muret. Des enfants reviennent de l’école, cartables au dos, marchant en joyeux petits groupes sur le bas-côté. Ici, la vie suit son cours singulier, simple et obstiné, à l’image de ces montagnes qu’on ne traverse jamais sans humilité.

La route grimpe sans discontinuer. Le bitume se dégrade, les lacets s’enchaînent, chaque virage semble suspendu au-dessus de vides parfois vertigineux. 
À plus de deux mille mètres, le vaillant moteur du pick-up ne faiblit pas, et les perspectives se déploient à perte de vue. 
Presque 2 400 mètres, la pente s’inverse enfin. Commence alors la descente, lente et prudente. Au détour d’un virage, surgit un fourgon Mercedes hors d’âge, couvert de poussière et bondé de passagers jusque sur le toit. Moteur hurlant à plein régime, l’échappement crache un panache de fumée noire, éphémère souillure dissipée par l’air sec d’altitude. Je n’ose imaginer les conséquences d’un accident...

A l’horizon quelques nuages s’accrochent aux sommets, projetant de brèves ombres mouvantes sur la vallée. Soudain la lumière revient, dorée, généreuse. 
Le paysage change encore : les versants s’adoucissent, des palmiers apparaissent au détour d’un virage dans le creux d’un oued éphémère. La végétation reprend ses droits. 
Puis la plaine. La vie qui réapparaît avec le bruit et la poussière : ruelles animées, étals fumants, gestes simples du quotidien. Les hommes discutent devant les échoppes, les voitures circulent dans un désordre bien compris, les ânes patientent à l’ombre, les enfants jouent, les femmes passent discrètement.
Nous avançons à faible allure pour ne pas troubler ce petit théâtre paisible. 
Les odeurs de charbon et de coriandre nous parviennent par bouffées. À la sortie d’un village, une petite gargote en surplomb d’un ruisseau coulant entre les peupliers. Un jeune garçon nous salue d’un geste amical et nous invite à rentrer. L’après-midi s’étire déjà et il est temps de faire une pause autour d’un tajine brûlant. Rien de mieux que de prendre le temps d’y refaire le monde en profitant du moment.



vendredi 17 octobre 2025

Lumières Berbères

On pénètre le Maroc rural par les routes secondaires, fines cicatrices d’asphalte semblant flotter entre ciel et terre. Le ruban s’étire en épousant la géographie comme une veine de vie au cœur d’un paysage immobile. De part et d’autre, des chaumes de blé, ponctués d’oliveraies clairsemées dont les troncs noueux racontent l’éternité. Ces panoramas respirent l’ordre ancien du monde, celui que le temps n’a jamais vraiment bousculé.
Des bergers sans âge, silhouettes minces et drapées, guident leurs troupeaux de moutons poussiéreux à travers les collines roussies. Dans son austérité splendide, la scène a quelque chose de biblique.

Quelques maisons en pisé se fondent dans la terre dont elles sont nées. Les murs craquelés par le soleil exhalent encore la chaleur du jour. À l’ombre d’un figuier, des enfants rient, surgissant du halo de poussière qu’un âne soulève sur le chemin. Ils agitent la main, lancent des “bonjour” et s’évanouissent aussitôt dans un éclat de lumière. Les villages se succèdent, accrochés aux oueds asséchés, portant des noms qui sonnent comme des poèmes. Dans chaque bourgade s’élève une petite mosquée carrée, blanche ou ocre au minaret dressé comme une antenne pour communiquer avec le tout-puissant. 

Ici la lumière ne se contente pas d’éclairer : elle façonne, tranche, caresse et révèle. Elle fait vibrer les pierres, brûle la peau, dore la poussière et magnifie la moindre ride du relief. Le vent chaud apporte des senteurs de foin sec, de cuir, d’argile, et parfois une note épicée venant d’une échoppe fumante. On avance lentement, aspirés par cette succession de plateaux arides, reliefs minéraux et vallées lumineuses.

Puis vient le crépuscule. Le ciel devient une fresque incandescente : or, cuivre, puis pourpre profond avant que l’indigo ne vienne apaiser la scène. Les reliefs se métamorphosent : la colline devient montagne, une ombre d’arbre se fait géant, un troupeau s’étire comme une fresque vivante.
Aux terrasses des cafés, sous la lueur blafarde d’ampoules nues pendues à des fils hésitants, les hommes palabrent. Leurs voix se mêlent aux cliquetis des tasses et au parfum sucré du thé à la menthe. Les femmes, invisibles derrière les murs des foyers, orchestrent le dîner : les oignons caramélisent, les épices montent en volutes parfumées.

Le muezzin lance son appel ; la vallée s’apaise dans une lumière bleutée. On coupe le moteur devant la maison d’hôtes d’Habiba. Une porte s’ouvre, un sourire nous accueille. La soirée s’annonce parfaite.