samedi 15 octobre 2016

4ème dimension



Mon équipier étant en « soins intensifs », et notre progression dans le Grand Sud interrompue, il fallait imaginer un programme pour la journée, histoire de ne pas ronger son frein en ressassant le mauvais sort qui nous a frappé.
Je décide donc de partir en excursion dans « les environs », faire le tour complet du grand erg et m’engager assez loin, depuis Taouz, sur la piste de Zagora-Mahmid.
Ayant par la force des choses le choix de la monture, je privilégie la légèreté enfourchant la vénérable mais toujours agile Tenere, modèle 1986 : moteur un peu juste mais super châssis en tout terrain.
Partir seul dans le désert en moto est une extraordinaire sensation de liberté un peu euphorisante, et j’enrage de ne pouvoir partager cela aujourd’hui avec mon fils. Me reviennent alors à l’esprit quelques images de montagne, lorsqu’il m’avait fallu poursuivre l’ascension du Kilimandjaro en laissant en chemin ma femme malade avant l’assaut final, et mon frère au camp de base de l’Aconcagua pour problème de surtension artérielle, désagréables sentiments de culpabilité de continuer sans eux sans y voir été pour rien.
J’essaie donc d’évacuer ces pensées négatives en me concentrant sur le pilotage dans le sable mou et retrouver cette sensation de glisse unique, à contrôler aux cales pieds et à la poignée de gaz. Et pour tout dire, après quelques minutes de mise en jambe pour (re)trouver le bon rythme, c’est un fun absolu.
 
Si au début je croise encore quelques 4x4 et motos venus tâter à la fraîche le bac à sable, sitôt les premiers cordons de dunes passés ce sentiment de plénitude en se retrouvant « seul au monde », au milieu de ces grands espaces naturels, comme probablement peuvent le ressentir les marins sur l’océan.
Sans réelle fatigue je pourrais rouler comme cela des heures vers des horizons aux perspectives pleines de promesses : oued derrière la dune, vastes vallées derrière la ligne de crêtes, improbable mirages ondulant au-dessus des lacs asséchés pailletés de cristaux salés.
Déjà 80 km que je roule dans cette autre dimension et je dois penser à rentrer.
Au milieu de nulle part une petite construction en pisé à côté d’un modeste cupressus, et un gars qui me fait signe. Comme il est l’heure du déjeuner je décide de m’approcher. On verra bien.
Affable, il m’accueille dans son « auberge » pour partager une omelette Berbère.
Petit, affublé d’un épouvantable strabisme et de dents noircies, nous faisons connaissance en buvant un thé. Originaire de Taouz, Mohamed est âgé de 29 ans et travaille ici pour le tourisme : quelques visiteurs d’Octobre à Décembre, puis en Avril. Presque personne le reste de l’année…
-      -  Et tu gagnes ta vie en faisant cela ?
-        -Pas vraiment, mais c’est un p’tit boulot. Toujours mieux que rien faire mon ami.
-      -  Et tu as une famille ?
-       - Pas encore.
-      -  Une petite amie peut-être ?
-       - P’t’être bien, le sourire au coin des yeux.
-       - Et tu vas te marier ?
-       - Ben c’est qu’j’ai pas encore demandé à mes parents. J’ose pas…
-       - Comment ça t’ose pas. T’as 29 ans…
-       - Oui mais j’habite toujours chez mes parents avec mon frères et mes 7 sœurs, alors tu comprends…
-       - Ben non, j’comprends pas…
-       - Ben si, ça ferait une femme de plus à la maison. Et ce serait compliqué. Alors j’ose pas en parler.
-      -  Et elle s’appelle comment ta belle ?
-      -  F-A-T-I-M-A, me répond-il en sourdine, n’épelant que les lettres, comme un enfant gêné par la question…
-       - Fatima ?
-       - Oui, c’est bien son nom.
-       - Elle est jolie ?
-       - Très gentille et un peu grosse. Tu vois, une fille Coca-Cola !
-       - Et c’est bien ?
-      -  Oui, trÔp bien.

J’en souris. Il tente un clin d’œil en fermant les deux yeux et tordant la bouche.
Nous terminons le repas sur des considérations un peu triviales sur les rapports hommes-femmes. Lui pense sexe tandis que je suis sur un tout autre registre, rendant la conversation quelque peu surréaliste.
 
Nous nous quittons là-dessus. Je dois aller retrouver Lou, espérant que la journée lui ai
permis de récupérer.








Aucun commentaire: