vendredi 9 août 2013

Le Ventoux par les deux bouts



Pente à 9,5%, sommet à 10 km… Cela fait déjà plus d’une heure que je pédale et il en reste autant jusqu’au sommet. Ca monte, ça monte dur, et je suis bien, dans ma bulle, quelque part en ciel et terre,  concentré sur cet effort dont l’objectif est d’atteindre une deuxième fois cette semaine, mais cette fois-ci par le versant nord, le sommet du Ventoux en vélo, col légendaire du Tour de France, hors catégorie de 21 km à 8% de moyenne jusqu’à presque 2000 mètres.
Le corps et la machine ne fond plus qu’un. Je sens l’air circuler dans mes poumons, bouche et narines grandes ouvertes pour ne pas perdre une molécule d’oxygène.
En ce début de matinée le temps est idéal et je profite de la belle lumière de Provence chère à tant de peintres, Cézanne, Gauguin, Van Gogh...
Avec l’altitude, la couche d’inversion retient les brumes dans la vallée et le ciel prend cette teinte de lagon à nulle autre pareille, comme si la montée n’était finalement qu’une plongée dans un océan étincelant aux contrastes uniques.
200 mètres devant, deux autres cyclistes en ligne de mire. J’hésite à faire l’effort pour tenter de les rejoindre. Ca pourrait valoriser mon égo de sportif, mais je crains les éventuelles conséquences pour la suite de la montée et préfère poursuivre mon effort seul.
Au détour d’un belvédère, 2 jets militaires passent à ma hauteur, spectaculaire virage à gauche sur l’angle avant de plonger vers la vallée dans un bruit tonitruant de réacteurs amplifié par les reliefs. J’en ai la chaire de poule, envieux du plaisir que doivent prendre les pilotes volant sur de telles machines dans ces paysages magiques.
Puis le silence revient et le cliquetis de la chaine dans le dérailleur comme une petite musique rassurante.
Rester concentré sur ma respiration cadencée au rythme de pédalage… J’avance, « la tête dans le guidon », effort soutenu en restant le plus relâché possible pour éviter toute dépense inutile d’énergie.

Pédaler, pédaler encore, mais dans quel but ? Aucun enjeu de compétition ? Juste se mesurer à soi-même, se dépasser, pour le plaisir de se sentir vivre. Y aurait-il là aussi un peu de prétention ? Tu parles, un gars parmi les milliers d’autres cyclistes anonymes qui s’y collent probablement pour les mêmes bonnes ou mauvaises raisons. Rien à voir avec les cracks du Tour de France dont la cette montée n’est que le final d’une étape de montagne après déjà 2 semaines de course. Respect !

De temps en temps l’esprit s’évade…
Début de semaine, flânant avec ma femme dans les rues du vieil Arles, nous entrons dans une petite et charmante librairie de quartier. En bougeant les livres je tombe sur un petit fascicule dont le titre m’interpelle : « L’ascension du Mont Ventoux ». Mais là rien à voir avec le Tour, juste une belle lettre de Pétrarque, poète et érudit Italien du 14ème siècle, comptant à son confesseur, vers 1340, son ascension pédestre du Ventoux : intéressante digression sur le goût de l’effort, le dépassement de soi tant physique de spirituel, et la modestie. Et je ne peux m’empêcher de repenser à quelques délicieux passages du récit où il décrit avec beaucoup de justesse la bataille entre souffrance du corps et volonté « supérieure » de l’esprit. 700 ans après rien n’a changé et le vélo n’arrange rien. N’en déplaise aux esprits chagrins qui pensent que les cyclistes n’ont que des cuisses…

Pente à 8%, sommet 5 km.
Je passe un court moment en danseuse pour soulager mon postérieur. C’est dur. Je me fais dépasser par un autre cycliste qui monte comme une fusée. Sûr il a un très beau vélo. Mais c’est toujours celui qui pédale qui fait la différence.
J’essaie de générer quelques images positives pour me stimuler, moments forts de la vie capables d’entrer en résonance avec l’effort en cour. Et c’est la montée du versant Sud il y a 3 jours qui me revient en mémoire, quand cette moto de sport m’a dépassé en trombe et que je me suis dit qu’il prenait de bien grands risques sur cette route étroite semée d’obstacles mobiles. Puis plus tard, alors que j’approchais du sommet, presque rendu à la stèle commémorant le décès de Tom Simpson lors du Tour 67, des sirènes hurlantes montent le col à vive allure. Quelques centaines de mètres plus loin, la route est barrée. Deux corps sans vie recouverts de couvertures sont allongés sur la route, le motard et un cycliste dont les machines sont pulvérisées. Terrible et inutile gâchis. J’en ai encore la rage au ventre et suis pris de frissons de colère décuplant mes forces jusqu’au sommet.

Dernier kilomètre sur une pente à plus de 10%. 
Je ne peux plus échouer, moment d’euphorie jusqu’à la borne indiquant « Sommet altitude 1912m ». Ca y est. C’est fait. Le Ventoux par les deux bouts.

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