samedi 11 octobre 2025

Juqu'au fleuve Sénégal

Je ne saurais dire si les derniers préparatifs d’un voyage d’aventure ont quelque chose d’agréable ou non. Peut-être un peu des deux. Comme une balance fragile entre excitation et appréhension. 
Les check-lists s’allongent, se cochent, se modifient. On empile les objets, on trie les essentiels des superflus, on imagine les pannes possibles du véhicule. La pharmacie se complète, les documents administratifs se vérifient. Mais surtout, on tente d’évacuer toutes les bonnes excuses de ne pas partir, distillées par la petite voix de « la raison » : le travail, la famille, les risques physique ou géopolitiques, ou simplement la facilité de rester chez soi.
Car partir, partir vraiment, c’est accepter de quitter sa zone de confort. Cette fameuse zone de confort… Concept insaisissable, parfois plus mental que matériel. Elle est ce moment, ce lieu, cet état d’esprit où tout nous paraît familier, rassurant, maîtrisé. Alors pourquoi donc la quitter ? Pourquoi choisir l’effort plutôt que la douceur d’un quotidien balisé ? 
Parce que c’est précisément dans cette rupture que l’aventure commence. L’aventure qui nait du décalage.

Voyager a toujours été pour moi un effort. L’effort de partir. Il faut une volonté presque obstinée pour franchir le seuil, accepter de laisser derrière soi la stabilité et les habitudes. C’est pourtant à ce prix que s’ouvre la promesse du voyage. Car s’il est vrai que partir demande un engagement, revenir est toujours un plaisir intense, enrichi d’une expérience inoubliable faite de rencontres, de moments, d’images indélébiles.
Les plus beaux souvenirs ne se commandent pas. Ils s’imposent dans l’intensité d’un paysage ou le sourire d’un inconnu au détour d’une gargote de bord de route. Ils naissent de l’engagement physique quand le chemin devient difficile, du silence profond d’un désert, d’une soirée improvisée sous les étoiles, de la beauté d’une rencontre.

Dans quelques jours, ce sera un nouveau départ. Les doutes se tairont pour laisser place à l’élan. Car finalement l’appel du voyage dépasse toujours les raisons de rester. On ne saurait manquer l’opportunité de se confronter au vaste monde, de se mesurer à soi-même, d’élargir ses horizons.
Car l’aventure, au fond, n’est pas tant une question de destination que d’état d’esprit : celui d’accepter l’inconnu, avec confiance et curiosité.
Et c’est peut-être là, précisément, que réside la magie du voyage. Cette fois-ci, peut-être jusqu’aux rives du fleuve Sénégal.



 

samedi 4 octobre 2025

J moins 10 !

J moins10 ! Sauf si le monde part à vau-l’eau. Hypothèse qu’on ne peut plus balayer, tant l’actualité sème ses ombres, avec la Russie lâchant ses drones comme des essaims de moustiques piquant l’Europe… Donc à moins d'un cataclysme, le départ est bien fixé. Le 15 octobre, mon frère Bruno et moi prendrons la route pour un voyage au long cours vers la Mauritanie.

Le simple énoncé des étapes résonne déjà comme une invitation au rêve : Nouadhibou, ville portuaire ancrée sur la presqu’île du Cap Blanc, Atar, porte d’entrée de l’Adrar, puis Chinguetti, la mythique cité caravanière, 7ᵉ ville sainte de l’islam, gardienne jalouse de bibliothèques millénaires. Plus à l’Est, l’Œil du Sahara – le dôme de Richat – curiosité géologique que les aviateurs contemplent comme une énigme cosmique gravée dans la roche. Puis viendront les oasis magnifiques de Terjit, Tidjikja lovée dans ses falaises ocre, et enfin Nouakchott, capitale battue par les vents de l’Atlantique.
Cette fois, pas de chevauchée motocycliste. L’aventure se fera à bord d’un vieux pick-up Nissan, fidèle héritage de notre papa. Il sera notre vaisseau terrestre à 4 roues motrices. 
Flo, dont les yeux brillent déjà à l’évocation des manuscrits séculaires de Chinguetti, nous rejoindra par avion à Dakhla, ultime bastion du Sud marocain. Elle s’épargnera ainsi l’approche de plus de 3 600 kilomètres, et le long retour depuis Nouakchott par la bande côtière du Sahara occidental, la longue route des aviateurs de l'aéropostale.

Les préparatifs se terminent. Déjà l’imaginaire devance le voyage terrestre. Sur la table, les cartes dépliées dessinent un itinéraire qui nous projette dans un univers minéral : montagnes noires polies par le vent, villages ensablés comme après une tempête de neige, océan de dunes du grand erg occidental venant mourir au rivage atlantique.
Et ces habitants résilients comme les survivants d’un tsunami climatique. Ici, l’eau se fait mirage et la vie s’accroche à des puits fragiles. Des villages faits de rien, autour d’improbables mosquées émergeant du sable, appels des muezzins rythmant la journée qui se dissolvent dans l’air sec chargé de poussière, mémoire d’une culture millénaire de commerçants, de poètes, de scientifiques, donnant à ces gens la fierté d’appartenir à un grand peuple de désert.

Dans 10 jours, nous embarquons donc pour cette nouvelle aventure. Et avec beaucoup de plaisir, j’essaierai de vous en restituer la beauté fragile et la force intacte à travers mes chroniques quotidiennes.

jeudi 25 septembre 2025

Confiance en quoi ?

Dans le vaste hall de l’aéroport, un personnage attire immanquablement l’attention. Un solide gaillard, casquette vissée à l’envers sur un crâne rasé, baskets blanches immaculées, taille 45, short ample et tee-shirt criard, déambule dans le lounge d’Air India. Au premier coup d’œil on reconnaît ce type d’Américains en voyage : souvent corpulents, cheveux très courts et démarche assurée, presque ostentatoire. Une attitude qui frôle la domination.
Autour de nous, une foule bigarrée compose ce qui ressemble à un éphémère village planétaire. Les passagers se croisent, se jaugent, se dépassent, chacun portant sur lui les indices discrets, ou flagrants, de ses origines : voile coloré d’une femme indienne, costume froissé d’un cadre japonais en transit, sandales fatiguées d’un routard européen. Chacun est en partance vers une autre ville, un autre pays, une autre histoire. Dans ces lieux uniques que sont les aéroports, on a toujours cette sensation, à nulle pas ailleurs, du monde entier réuni dans un même espace, le temps d’un transit.

Mais voilà que le gars se retourne, et l’image devient plus lourde. Dans son dos s’étale un slogan en lettres massives : « In Glock we trust !» , paraphrase de la devise nationale Américaine « In God we trust » : en Dieu nous avons confiance. Sauf que Dieu est ici remplacé par Glock, le nom d’un pistolet américain, sous un dessin de l’arme à feu braquée vers le ciel. Un frisson parcourt l’allée. À la lecture du message, les regards se croisent et un malaise se propage. Ce n’est pas le tee-shirt folklorique à étoiles et rayures que l’on croise jusque dans les souks les plus reculés, clin d’œil bon enfant au rêve Américain. Non, ici il y a autre chose : une revendication brutale, une violence assumée, exhibée comme un tatouage identitaire. Comme un doigt d’honneur outrancier adressé au reste du monde. Un pistolet brandi dans un sanctuaire du voyage, là où les contrôles de sécurité sont omniprésents et où l’on se plaît à croire que le transit est une parenthèse aseptisée, voilà qu’un simple tee-shirt bouscule cette illusion.
Il y a dans cet accoutrement quelque chose de symptomatique. Comme si le vêtement devenait un porte-voix politique, un cri de ralliement, une bannière personnelle. À l’heure où les réseaux sociaux amplifient chaque slogan, où les leaders politiques rivalisent de formules clivantes sans nuance ni retenue, le moindre détail du quotidien se charge de signification. Le tee-shirt de ce voyageur n’est pas seulement une provocation : il est l’écho d’une époque saturée de tensions.
Et tandis qu’aux États-Unis les débats sur les armes à feu sont aussi brûlants que les dégâts qu’ils engendrent, la fracture sociale entretenues par des dirigeants outranciers divise la société. La majorité fait allégeance à ce pouvoir populiste tandis que l’opposition sidérée ne semble pas réagir. Comme pétrifiée par la peur. De celle des pays totalitaires… Et ici, dans un lounge d’aéroport, cette violence s’exporte sous la forme d’un coton bon marché, imprimé d’une devise détournée. 

A la fois dérisoire et glaçant !



jeudi 11 septembre 2025

Inoubliable New Delhi

 

On entre dans New Delhi comme dans un grand décor d’ombres et de lumières, où les palais semblent surgir tels des bijoux ocres dans la cité. Certains arborent les lignes baroques des plus fastueux palais de Maharajah, d’autres se parent d’élégantes colonnades victoriennes héritées de l’époque britannique. Et ces arcs de triomphe aux formats XXL… Parfois, on ne sait plus qui a inspiré qui : l’Orient et l’Occident s’entrelacent dans une danse architecturale étrange et fascinante. Majestueux voire prétentieux, ces édifices trônent au bout de grandes avenues aux perspectives vertigineuses, comme autant de mises en scène destinées à impressionner les spectateurs de péplums hollywoodiens.
Ces larges artères, souvent interdites à la circulation, donnent l’illusion d’une capitale parfaitement ordonnée. Mais à peine s’en écarte-t-on que l’on plonge dans un autre monde. Le trafic congestionné étouffe la ville. Dans un tumulte permanent où se croisent voitures cabossées, bus hors d’âge surchargés de passagers hagards, et nuées de tuk-tuks colorés qui, tel des insectes mécaniques, slaloment dans un ballet anarchique, effleurant carrosseries et piétons avec une virtuosité désespérément nécessaire. Et l’air lourd, saturé de poussière et de dioxyde de carbone, pose une chape étouffante sur la capitale.
Comme dans tant de grandes cités, un fleuve traverse New Delhi. Le Yamuna offre une artère liquide aux berges parfois saisissantes. Quand l’eau reflète les lumières et les temples, où l’on fait ses ablutions, disperse les cendres des défunts et charrie les stigmates d’une urbanisation trop rapide, trop dense, trop inégale.

Au cœur de ce décor aux antipodes de nos repères européens, la rencontre avec l’administration indienne laisse une impression durable. Couloirs crasseux des ministères ou des gens désœuvrés trouvent refuge dans l’ombre bienveillante de l’État. Et derrière les portes grinçantes, des centaines de fonctionnaires entretiennent l’appareil administratif, oscillant entre une nonchalance assumée et des élans de zèle parfois mal orientés. Le temps y prend une autre dimension, comme suspendu à une bureaucratie qui étouffe.

Puis vient l’heure d’un répit, au détour d’un restaurant de quartier. Derrière une façade discrète s’ouvre un monde de contrastes : décor soigné, service impeccable, cuisine qui éveille tous les sens. Les épices s’enchaînent en une symphonie ardente, tantôt brûlante, tantôt douce, qui bouleverse nos repères gustatifs. Le temps d’un repas, New Delhi se transforme en un théâtre de sensations où l’on se laisse envahir par l’intensité de la cuisine indienne, par son audace et sa générosité.
Mais à peine franchi le seuil, l’enchantement se heurte à une autre réalité : sur le trottoir, des silhouettes fragiles, des enfants aux regards immenses, des infirmes, tendent la main pour grappiller quelques pièces. Le contraste est brutal, presque insoutenable. La ville se résume alors à cette fracture béante : faste des palais, perfection des saveurs, survie au jour le jour.

New Delhi n’est pas une capitale que l’on contemple sereinement. Elle se vit comme une confrontation permanente entre beauté et désordre, richesse et misère, grandeur et décrépitude. Elle dérange, fascine, oppresse et séduit à la fois. Et c’est sans doute cette ambivalence qui la rend inoubliable.

vendredi 5 septembre 2025

Rallye


La pluie tombe depuis l’aube, lourde, insistante, comme si le ciel avait décidé de gâcher cette journée. Les gouttes s’écrasent sur la carrosserie bariolée de bleu, blanc, rouge de la sympathique Citroën Visa Chrono qui, plantée sur la ligne de départ, semble pourtant frissonner d’impatience telle une petite voiture de circuit 24. Rareté mécanique des années 80, 90 chevaux pour 800 kilos, elle est notre monture pour ce rallye de navigation et régularité réservé aux voitures anciennes, idéalement sportives.
À bord, cette odeur unique de plastique, moquette et hydrocarbure des vieilles autos, comme une madeleine de Proust. Les sièges baquets nous rappellent que ce rallye n’est pas seulement une promenade. Il va y avoir du sport et nous sommes là pour ça. À mes côtés, Vanessa, ma navigatrice pour son premier rallye. Ses yeux brillent d’un mélange de trac et d’excitation. Elle serre le road-book. Dans une minute, il deviendra notre boussole.
Trois, deux, un – le compte à rebours comme un battement de cœur – go ! La Visa s’élance sur l’asphalte mouillé tandis que les essuie-glaces fouettent le pare-brise. Vanessa égrène les cases d’une voix claire. Chaque indication est une pulsation qui guide mes mains sur le volant. Le monde extérieur n’existe plus : il n’y a que la route, détrempée, la voix de ma navigatrice, et le fragile équilibre entre vitesse et précision.

La troisième spéciale est une épreuve de funambule. Les vitesses moyennes exigées ne laissent pas de répit. Accélérer fort, freiner tard, dans le bon rythme. Sur un fil, la voiture glisse dans les courbes au levé de pied et le petit moteur 1300 jubile au rythme du compte tour dans des relances vigoureuses. Au franchissement du panneau rouge de fin de secteur, l’habitacle est saturé de chaleur et de sueur. Nous soufflons un instant, car déjà le pointage nous ramène à la rigueur : une minute pour respirer, puis se reconcentrer pour la suivante.

Neuvième et dernière spéciale, la pluie redouble, la fatigue s’installe. Une erreur de lecture, un carrefour mal négocié, et nous voilà à « jardiner » dans la campagne détrempée. Les minutes s’échappent. Le classement s’éloigne. Rester calmes. Reprendre le fil. Rouler encore.
Puis la tuile : commande de boîte de vitesse qui ne répond plus. Silence dans l’habitacle. Avec l’élan, je range la voiture sur le bas-côté. Diagnostic rapide : biellette cassée. La mécanique a ses caprices. Quelques rilsans et l’espoir renaît. Hors de question d’abandonner : nous repartons.
Les kilomètres suivants comme sur des œufs. Chaque changement de vitesse est une prière. Vanessa garde son cap, je retiens mon souffle. Et puis l’arrivée se profile. 
« Au bout de notre vie » nous la franchissons hors délais de quelques minutes.
Dommage, à mi-course nous étions treizièmes au général. Milieu de tableau. 
Pas si mal pour cette journée qui fut l’essence même du Rallye.



dimanche 24 août 2025

Un vendredi soir à Roissy - CDG

 

Vendredi soir. Comme tous les jours l’aéroport de Roissy Charles De Gaule vibre comme si le monde s’y donnait rendez-vous avant de s’éparpiller à nouveau dans les airs. 
Sous les voûtes de verre et de métal, l’air chargé d’un mélange de parfums, de sons et d’attentes suspendues. Et tous les panneaux lumineux qui déroulent leurs ailleurs : New-York, Pékin, Johannesburg, Brasilia, Séoul, Singapour… Chaque destination s’affiche comme une invitation au rêve. Chaque numéro de vol comme une promesse. Sous la nef, comme celle d’une cathédrale, les voyageurs lèvent les yeux vers ces constellations électriques telles des navigateurs vers les étoiles.

Dans les files devant les comptoirs d’enregistrement, on devine des vies entières : costume fatigué d’un homme d’affaire en partance, éclats de voix d’une famille aux valises trop pleines, complicité d’un couple en route vers sa lune de miel… Dans les allées le sol résonne du concert de roulettes qui donnent le tempo à cette chorégraphie planétaire. Les haut-parleurs scandent leur « last call » comme des incantations. Et dans toute cette agitation on rit, on soupire, on s’exaspère.

Vers les salles d’embarquement le scintillement des boutiques, où brillent parfums, chocolats et bouteilles comme des trésors. 
Mais c’est derrière les larges baies vitrées que l’émotion se concentre. A l’extérieur, dans le soir tombant sur le tarmac, le ballet parfaitement réglé de la logistique au sol et des avions dont les fuselages captent les dernières lueurs du soleil. Et leurs dérives multicolores aux couleurs du port d’attache. 
Chaque décollage, rythmé tels des étoiles filantes par les feux clignotant des avions, est un élan qui emporte avec élégance les rêves murmurés dans l’aérogare.

De l’autre côté, dans le hall des arrivées, l’air chargé d’attente où les regards se fixent sur la porte automatique, comme sur une scène où les êtres aimés vont enfin réapparaître. Et lorsque que paraissent enfin les silhouettes familières, les sourires, les étreintes, l’émotion palpable des retrouvailles.

Ainsi va la vie le vendredi soir à l’aéroport Roissy-CDG. Et moi je rentre à la maison.



jeudi 21 août 2025

Saïgon la trépidante

En arrivant à Saïgon la chaleur tropicale, épaisse, moite, vous enveloppe. Elle entre en vous, se glisse dans chaque pore de la peau, collante comme un teeshirt mouillé. Ici on ne respire pas seulement l’air, on l’avale, le mâche. Et dans ce bain tropical, la ville dévoile son animation trépidante, infatigable, vibrante comme un grand corps qui n’aurait jamais besoin de sommeil.

Sur les larges avenues, comme dans les ruelles étroites où l’ombre se faufile entre les murs, déferle sans fin le flux des motos. D’innombrables deux-roues, bourdonnant comme des essaims d’abeilles. On frôle, on zigzague, on devine la trajectoire de l’autre. Et pourtant, de cette apparente anarchie naît une étrange harmonie. Le chaos devient ballet. Le tumulte devient musique. Les klaxons sont des notes dans une partition improvisée.
Sur ces selles s’écrit la vie quotidienne de ce pays en pleine transformation : une famille entière sur la même machine, une montagne de fruits ficelées au porte-bagages, une échelle accrochée sur le côté. Tout est transportable. La moto est l’âme de Saigon : rapide, multiple, fluide.

Les grandes avenues brillent de mille sun lights, traversées de néons, de vitrines scintillantes, d’hôtels aux façades prétentieuses. Mais il suffit de tourner dans une ruelle pour basculer dans un autre univers : de minuscules boutiques vendant toutes les mêmes sandales, les mêmes tissus, les mêmes ventilateurs.
Et à chaque coin de rue des effluves de cuisine titillent vos papilles. La street food n’est pas un simple repas, elle est la respiration même de la ville : dans la fumée bleue des grillades, dans le bouillon parfumé d’une soupe, dans la dentelle croustillante d’un beignet.
Les odeurs se mêlent, se superposent : coriandre, citronnelle, caramel, piment rouge.
Et l’on s’assoit sur ces petits tabourets en plastique crasseux, au ras du trottoir, au bord du flot des motos comme devant la scène d'un grand théâtre. Manger dans la rue, c’est communier avec la cité. 

Au détour de ses méandres, on finit par croiser le grand fleuve Dong Nai. Large, presque impassible. Ses berges bruissent de vie, ses flots portent encore des jonques de bois, silhouettes presque anachroniques ballottées par les sillages des navires commerciaux. Ici, le passé et le présent se mélangent au gré des courants. 

Et dans tout cela, les visages. Les regards. Les sourires. Comment ne pas être saisi par cette gentillesse, cette douceur qui se dégage des Saïgonnais ? On pourrait croire qu’un peuple meurtri par tant de guerres porterait sur lui le poids de la rancune. Mais non. De la colonisation française à la guerre civile, des bombes américaines aux déchirements politiques, les cicatrices se sont muées en résilience.
Le sourire vietnamien n’est pas une politesse de façade, il crée un lien indéfectible avec ce peuple. 



mercredi 20 août 2025

... comme au ciel !

 
À bord du bel A350, nous filons vers Hanoï. Trente-trois mille pieds, dans un azur limpide. L’air semble nous appartenir. Loin sous l’appareil, quelques nuages bourgeonnent, comme des massifs de coton flottant paresseusement au-dessus de la mer Noire. Leurs ombres glissent sur les flots, dessinant d’éphémères continents imaginaires qui s’effacent au gré du vent. Le tumulte des hommes est loin. Seul demeure le souffle des moteurs qui propulse la machine à près de neuf cents kilomètres à l’heure.
Vu d’ici, le monde paraît tellement plus beau. Les blessures terrestres disparaissent sous l’harmonie des formes. Les cicatrices des villes, les routes encombrées, les brouhahas et tensions géopolitiques se dissolvent dans une perspective élargie. C’est peut-être cela le véritable privilège du vol : changer d’échelle, prendre de la hauteur,  et découvrir que là-haut la beauté l’emporte sur le chaos.

J’ai toujours aimé voler. Les avions sont pour moi des machines à rêves. Ils adoucissent le monde en donnant à chacun la possibilité de se hisser au-dessus des frontières, des distances, et parfois même des peines. Ils offrent une échappée hors du quotidien, une promesse d’ailleurs, un frisson d’infini.
J’ai donc aussi appris à voler pour le plaisir, sur des appareils légers. Pas de sièges inclinables, pas d’écrans individuels ni de cabines pressurisées. Seulement une verrière, un cockpit exigu, quelques cadrans, et l’air.
Le premier vol solo demeure gravé comme une initiation. Le moteur vrombit, l’herbe de l’aérodrome défile, et soudain, un frisson : les roues quittent la terre. À ce moment précis une frontière invisible est franchie et tout devient possible. La sensation est incomparable. La machine réagit au moindre geste. Le manche, les palonniers, tout semble prolonger le corps. Dans une incomparable sensation de liberté, on vire, on monte, on descend, comme si l’on dessinait soi-même les lignes invisibles du ciel. L’horizon se déploie à 360 degrés, les perspectives se dilatent tandis que le monde se contracte sous vos pieds.
Ce qui m’a toujours fasciné dans le vol n’est pas seulement la technique, mais avant tout la liberté qu’il procure. Aller d’un point à un autre par le chemin le plus court. La ligne droite, pure et simple, comme une vérité élémentaire. Ou bien simplement zigzaguer au gré de sa fantaisie dans l’air du matin.
Voler, c’est aussi se détacher du temps. Là-haut, les minutes s’étirent différemment. Le ciel n’a pas d’horloge ; il se mesure en luminosités changeantes, en nuages qui naissent et s’effilochent, en vents qui caressent ou bousculent. Et puis il y a la part du rêve. Passer au-dessus d’un relief, longer une côte découpée, survoler des fleuves et vallées… 

Chaque vol est un récit, une épopée miniature où le pilote se fait conteur de paysages. Et le ciel n’est pas seulement un espace physique, mais un état d’âme. C’est là que l'on retrouve, peut-être, une part d’éternité.


vendredi 15 août 2025

Du maelstrom aux forces telluriques...

Nous poursuivons notre pérégrination vers l’ouest, longeant le littoral breton comme on suit un fil d’Ariane gravée dans la roche. À chaque détour le paysage s’ouvre, dévoilant des perspectives à couper le souffle. Les abers apparaissent soudain, estuaires intimes où l’océan, d’une limpidité parfaite, telle une respiration profonde, va et vient au gré des marées. Les eaux se parent de vert émeraude ou d’acier, reflétant un ciel changeant, tantôt doux et ouaté, tantôt sombre et tourmenté.
Une force invisible nous attire. Ce n’est pas un simple cap géographique, mais comme si une boussole intérieure nous guidait vers un bout du monde. Le chemin nous mène naturellement jusqu’au phare du Conquet, dressé à la pointe ultime du continent européen. Sa silhouette massive et immobile semble immuable, tandis qu’à ses pieds l’océan compose des arabesques mouvantes, puissants maelströms éphémères dessinant de fascinants tourbillons, comme pour signifier qu’ici s’arrête le monde des hommes et commence celui des océans et leurs mystères.
Le regard se perd dans l’horizon. Au-delà, l’Amérique se cache derrière des milliers de milles marins. On essaie d’imaginer nos lointains ancêtres face à cette immensité. Que pouvaient-ils bien concevoir ? Voyaient-ils une frontière infranchissable ou la promesse d’un ailleurs ? Les vagues, en se brisant, semblaient-elles porter des messages d’îles invisibles ou d’êtres fabuleux ?
Pour tenter de comprendre, nous décidons de rendre visite aux esprits de ces hommes et femmes d’un autre âge. Direction Carnac, dans l’intérieur des terres, où l’histoire ne se lit pas dans des livres, mais dans la pierre. Les alignements de menhirs se dressent là depuis des millénaires, figés comme une armée silencieuse dans de vertigineuses perspectives. Et les dolmens, tels des portes vers d’autres mondes, signaux adressés à l’univers ou aux esprits.
Dans le vent qui court entre les pierres, on croit percevoir un souffle ancien. On devine la ferveur de ceux qui, bien avant nous, cherchaient à dialoguer avec l’invisible, à inscrire leur passage dans l’éternité. 

Entre force tellurique et appel insondable de l’océan, la Bretagne nous aura enchanté de sa nature exceptionnelle


mercredi 13 août 2025

Dentelle Bretonne

La côte nord de la péninsule se plisse et se replie comme une dentelle sur l’Atlantique. Chaque avancée de granit mord la mer, chaque anse en retient l’onde. La roche dessine des arabesques, ourlées de mousse, comme si le temps avait brodé pierre par pierre un col somptueux à la Bretagne.
Entre deux caps, des criques émeraudes s’ouvrent comme des secrets. L’eau y dort parfois, d’un vert profond, jusqu’à ce qu’un rayon s’y glisse et l’allume de lumière vive. 
Plus loin, les brisants éclatent, blancs et rageurs, contre des pointes noires. Leur grondement se mêle au souffle du vent, vaste et libre. 
Dans les anses, de petites grèves de sable blanc se nichent, comme si la mer avait oublié là quelques éclats d’été.
Le ciel, ici, n’est jamais le même deux fois. Les nuages se gonflent en choux-fleurs aux reflets dorés, et l’océan devient une toile mouvante, peinte de gris ardoise, de bleu roi, de vert de jade. Les contrastes se succèdent, brusques, comme les humeurs de ce pays.
À quelques pas de la mer, la terre se découpe en parcelles serrées, bordées de murets de pierre sèche où s’adossent de somptueux massifs d’hortensias. Boules bleues, roses ou blanches, gonflées de sel et de lumière, elles apportent au granit une tendresse inattendue. Aux entrées des villages, aux carrefours anciens, ou sur des promontoires battus par le vent, des croix de granit érigées, solides et silencieuses. Gardiennes du temps et du temple, elles veillent sur la mémoire des lieux et sur ceux qui passent.
Les villages, eux, se dressent comme des forteresses : maisons de granit aux toits sombres, alignées pour défier les bourrasques et protéger les leurs. Les gens d’ici portent la marque de cette nature. Ce pays les a rendus résistants, parfois rebelles, mais fidèles à ceux qui gagnent leur confiance.
Et puis, il y a la route. Ce ruban qui longe l'océan, s’accroche aux corniches et s’enroule autour des caps. Chaque virage ouvre une nouvelle fenêtre : phare planté dans l’écume, plage fine comme un sourire, pointe qui fend l’horizon. On y roule comme on respire : avec l’envie de voir ce qui vient après, avec la certitude que chaque détour est une promesse.


mardi 12 août 2025

Sur la route

Partir en van, c’est franchir un seuil invisible. On quitte le quotidien pour glisser vers une dimension parallèle où les aiguilles de l’horloge semblent ralentir. D’abord, il faut réapprivoiser le véhicule : trouver où poser la cafetière pour qu’elle ne bascule pas dans les virages, ranger les objets pour qu’ils ne sonnent pas trop sur les bosses de la chaussée et les retrouver à portée de main. Et n’emporter que le nécessaire, rien que le nécessaire. 
 
Le moteur ronronne, une vibration rassurante se propage dans l’habitacle, il est temps de partir.
Les premiers kilomètres gardent encore un parfum d’habitude : on vérifie la route, on pense à la prochaine étape. Puis, presque sans s’en apercevoir, on glisse dans un autre rythme… ou plutôt dans un non-rythme. La vitesse n’est plus une contrainte mais une respiration. Chaque virage ouvre une scène nouvelle : un champ d’herbes hautes qui ondule, un hameau endormi aux volets entrouverts, l’éclat argenté d’une rivière qui serpente sous les arbres, l’horizon irisé de l’océan. Chaque arrêt devient une halte sensorielle. On coupe le moteur et le silence prend toute la place, juste troublé par le chant des oiseaux, l’écoulement d’un ruisseau ou le souffle du vent dans les branches. On s’assoit sur le marchepied, un mug entre les mains, et on se laisser aller à ne rien faire d’autre. L’odeur de terre humide après une averse,  la chaleur du soleil sur le ruban d’asphalte, l'air iodée de la corniche, la texture rugueuse du bois d’une table de pique-nique.

Le voyage devient une parenthèse. Les contraintes disparaissent. Les horaires se dissolvent. On dort quand la nuit tombe, on mange quand la faim se fait sentir. Le monde semble s’élargir depuis ces quelques mètres carrés sur roues. Paradoxe étonnant qui libère l’esprit : l’espace intérieur se dilate, le temps se fait fluide. On n’empile plus les minutes, on accumule les instants.
Dans cette bulle roulante, le présent devient souverain. On s’émerveille d’une lumière dorée de fin de journée ou de l’ambiance d’une place de village. Il n’y a plus de “demain” ni “d’après”, juste un “maintenant” que l’on étire au maximum.

 



mercredi 6 août 2025

Pompe à feu !

 

S’approcher de l’auto est déjà une émotion. Ses formes à la fois tendues et galbées sont une invitation au péché. Ouvrir la porte et se faufiler dans le baquet est déjà un passage à l’acte. L’odeur de la machine m’envahit, à la fois brute et sensuelle. Celle des vieux cuirs et des hydrocarbures millésimés. Effleurer le volant en bois avec les gants de course, le regard capté par tous les compteurs ronds du tableau de bord d’un autre âge, tels des montres précieuses à la vitrine d’un horloger.
Tourner la clé, activer la pompe à essence, donner deux coups sur l’accélérateur et presser le bouton « start » ! Le petit déclic net qui précède le réveil de la bête, puis le grondement brutal, assourdissant, annonçant la personnalité sauvage de la machine tandis que les aiguilles des paramètres moteurs se stabilisent. Le gros V8 Ford de 5 litres, gavé par le carburateur quadruple corps, déchire soudainement le calme de l’atelier de ses borborygmes viscéraux à faire vibrer même les plus indifférents aux émotions mécaniques.
Pied gauche sur l’embrayage très dur, j’enclenche la première, savourant la fermeté de la boîte mécanique, précise, sèche, sans concession. 
À peine relâchée la pédale d’embrayage très directe, la Ford Cobra Shelby Daytona 1964 bondit en avant avec une agressivité palpable. Le moteur au couple énorme ne demande qu’à grimper rageusement dans les tours, chaque rotation de l’aiguille du compte-tours s'accompagnant d’un grondement puissant à travers les échappements latéraux.
Les passages de vitesse deviennent alors jubilatoires. Le levier court, rigide, parfaitement guidé, transmet sans filtre le mouvement précis de la transmission. Tout comme la direction très directe. Rétrograder pour le plaisir à l’entrée des virages de la départementale, avec juste la pointe d’agressivité nécessaire pour déclencher des explosions sonores accompagnées de gerbes de flammes bleutées jaillissant latéralement, spectacle brut et fascinant illuminant la route dans la pénombre tombante.
La rigidité exceptionnelle du châssis tubulaire en acier chromoly s'affirme à chaque courbe, offrant une tenue de route sans faille pour un pilotage incisif, nerveux, exaltant. Les suspensions très fermes équipées d’amortisseurs réglés pour la performance me renvoient directement toutes les aspérités de la chaussée, amplifiant le sentiment fusionnel avec la voiture. Solidement harnaché dans le siège-baquet en cuir noir, je ressens chaque transfert de masse, chaque infime vibration, intimité mécanique dans ce corps à corps avec l’auto. Et j’essaie d’imaginer les sensations ressenties par les vrais pilotes, à 300km/h dans la ligne droite des Hunaudières lors des éditions des 24h du Mans 1964 et 65. Quelle bravoure aussi !
La campagne défile rapidement autour de moi, succession de courbes serrées, de montées et descentes typiques de notre bocage. Le moteur crache maintenant sa puissance sans retenue, les pneus larges crissent à chaque prise de virage audacieuse, tandis que mon cœur accélère à l'unisson de cette ivresse mécanique. Je suis ailleurs. Seul compte alors le plaisir indicible de maîtriser cette machine de légende.


mardi 1 juillet 2025

Volcanique !

 

Magnifique journée de fin juin, annoncée comme caniculaire, et nous voilà partis à l'assaut du mythique Puy-de-Dôme à vélo. À peine six kilomètres d'ascension, mais un dénivelé brutal de 600 mètres avec une pente maximale à 16% ! Beau défi sportif sur ce pain de lave dominant majestueusement la chaîne des Puys, paysage somptueux semblant tout droit sorti d'un décor de Jurassic Park.
La route, exceptionnellement ouverte aux cyclistes pour l'occasion, est strictement réservée aux 400 participants. L’atmosphère est à la fois exaltante et légèrement intimidante, subtil mélange d'excitation et d'appréhension qui accélère le pouls avant même les premiers coups de pédale. Très rapidement, la pente se durcit, dépassant les 10%, et l’effort devient palpable. Le corps entre alors dans une danse exigeante : le rythme cardiaque augmente pour irriguer puissamment les muscles sollicités. Chaque inspiration apporte son flux d'air parfumé de blés murs remontant de la vallée, chaque expiration chasse le stress accumulé. Mes jambes tournent en cadence régulière, telles un métronome intérieur qui rassure et équilibre parfaitement l'effort et la douleur.
Psychologiquement, tout mètre gagné est une petite victoire. La concentration sur l'instant présent évite de ressentir l'intensité totale de l'engagement et repousse les limites perçues de mon endurance. L'étroite route serpente élégamment autour du massif en colimaçon vers la droite, dévoilant progressivement sur ma gauche un panorama vertigineux. La vue s’ouvre sur les volcans éteints aux cônes parfaits recouverts de prairies luxuriantes. Les bruits de la nature environnante, chant des oiseaux et léger bruissement de l’air, offrent une bande sonore apaisante qui soutient mentalement l’intensité physique.
Par erreur je n'ai pas pris de repère kilométrique au départ, ignorant donc la distance exacte qui me sépare du sommet. Je pédale alors sans réfléchir, totalement immergé dans une sorte d'état méditatif où le corps en mouvement communique directement avec mon esprit. La sueur perle abondamment, rafraîchissant ma peau chauffée par le soleil ardent. Dans mon effort, je dépasse de nombreux cyclistes, surpris moi-même par la régularité presque hypnotique de ma progression.
Bientôt, les encouragements chaleureux d'une foule enthousiaste réunie au sommet accueillent les arrivants. Ce soutien inattendu stimule une dernière libération d'endorphines provoquant un moment d’euphorie un peu hors du temps.
La ligne est passée. Dans un état second je poursuis mon chemin sur le sentier étroit parcourant la crête du dôme, savourant chaque seconde supplémentaire comme un bonus. Moment de contemplation des perspectives à perte de vue, prolongeant cet instant unique de satisfaction de l'effort accompli.


jeudi 12 juin 2025

Dans la tête de Léonard de Vinci

La visite du Clos Lucé, à Amboise, nous plonge dans le monde extraordinaire de Léonard de Vinci. 
Imaginez un esprit qui, au lieu de fonctionner en ligne droite, fait des loopings, des vrilles, des ricochets. Tandis que nous essayons d’avoir des tiroirs bien rangés – les maths ici, l’art là, les recettes de cuisine ailleurs – Léonard semblait disposer d’un seul et immense espace décloisonné, où la peinture discutait avec l’anatomie, la mécanique et les oiseaux.
Avait-il aussi une faculté extra-temporelle ? Tandis que Florence dessinait des madones, lui disséquait des cadavres pour comprendre le sourire de Mona Lisa. Et pendant que d’autres peignaient des batailles, lui rêvait de machines volantes, de sous-marins et de ponts mobiles. C’est comme si chaque idée le conduisait à une autre, sans véritable hiérarchie. Un vol d’oiseaux l’inspirait autant qu’un traité d’Euclide. Il notait, dessinait, questionnait. Dans ses étonnants carnets, les équations côtoient les croquis, les réflexions sur le débit de l’Arno, et des fulgurances poétiques : « Le mouvement de l’eau ressemble à celui des cheveux » ou encore, « Une fois que tu auras goûté au vol, tu marcheras à jamais sur terre les yeux tournés vers le ciel. »

Sa singularité tenait aussi sans aucun doute à son insatiable curiosité. Il ne voulait pas seulement savoir comment les choses fonctionnaient, mais pourquoi elles étaient belles. Pour lui, l’art et la science se confondaient et devaient révéler les lois secrètes de la marche de la nature et du monde.
Léonard vivait dans une sorte de bouillonnement intellectuel, préférant sans doute la question à la réponse, non par distraction, mais par enthousiasme. Contraste saisissant entre l’attention aux moindres détails de ces tableaux, chef-d ’œuvres magistraux, et ses carnets presque brouillons griffonnés frénétiquement dans son écriture à l'envers, histoire d'y ajouter une touche de mystère et de fantaisie.
Dans la tête de Léonard, chaque idée était une promesse. Aurait-il croisé Jules Verne dans un autre espace-temps que leur rencontre eut produit non seulement l’extraordinaire, ils en étaient coutumiers, mais peut-être le surnaturel.

Quittant le Clos Lucé, nous déambulons dans les ruelles d’Amboise. A quelle époque sommes-nous déjà ?

samedi 31 mai 2025

5 jours, 5 cols : le Tourmalet


Petite boule au ventre ce matin au moment d’enfourcher la bicyclette. M’attendent 19 km d’ascension, 1400 m de dénivelé avec un pente maxi à 13% et un finish à 11, jusqu’au sommet du Tourmalet perché à plus de 2100 m. Le pinacle du cyclisme pyrénéen hors catégorie ! 

Aucun doute sur mon mental, je suis déterminé comme jamais et assez confiant après les ascensions précédentes, notamment celle d’hier sur l'Aubisque. Mais la crainte d’une défaillance physique toujours possible au terme de cette intense aventure sportive de 5 jours. Ce serait vraiment dommage.
Allez, ne t’écoute pas trop et vas-y me souffle la petite voix intérieure.

Partir est une délivrance. Le corps se met en mouvement, l’oxygène irrigue le cerveau, et l’esprit se détend.
Déjà 7 km jusqu’à Barèges. La sortie du village est rude et je sens une contracture dans le mollet gauche. C’est drôle comme cela prend alors de l’importance. Se relâcher, changer un peu de position, passer en danseuse pour s’étirer. Et ne plus y penser…
Encore 10 km d'ascension. Le paysage s’ouvre sur la perspective de super-Barèges à mi-chemin du sommet. A cette heure matinale, encore peu de cyclistes dans cette montée légendaire. J’en dépasse plus que je ne me fais dépasser. Pas la peine d’essayer de s’accrocher. A quoi bon ? Je suis dans mon rythme et ce challenge est uniquement personnel.
En entrant dans Super-Barèges je manque de trébucher sur une pierre que je n’avais pas vue sur la chaussée. Le pneu crisse et la roue avant fait une embardée. Même pas tombé ! Mais je crois voir une déchirure sur l’enveloppe. Merde, j’ai bien une chambre à air mais pas de pneu de rechange. Ce serait vraiment trop bête de devoir s’arrêter pour raison technique. Un peu préoccupé je continue en surveillant le petit morceau de caoutchouc qui s’est arraché. Plus que 5 km de lacets spectaculaires. D’un côté la montagne brute et minérale, de l’autre le vide. La roche brille sous le soleil déjà ardent, donnant au paysage une touche de magie. Sur le revêtement dégradé, des peintures de guerre au nom des champions du Tour de France. Je profite du moment dans une sorte d’euphorie, maintenant certain d’atteindre mon but.
Les 400 derniers mètres à 11% sont comme une sorte de toboggan à l’envers. Pédaler en danseuse tel un forcené jusqu’au panneau d’arrivée pour ne pas repartir en arrière. Poser le pied enfin comme sur une terre promise, lever le nez, et profiter d’une perspective XXL où serpente le ruban d’asphalte, fantasmes de bien des cyclistes. Instant de grâce.

Et de 5 !

jeudi 29 mai 2025

5 jours, 5 cols : l'Aubisque

 
Petite nuit, perturbée par des songes étranges. L’Aubisque s’annonce comme un sacré morceau : col hors catégorie perché à 1700 m, au terme d’une montée de 16,5 km, 1200 m de dénivelé, et une pente maxi à 13% ! Là se sont écrit quelques pages légendaires de la Grande Boucle. Il va falloir y aller sans peur, et surtout ne pas flancher, ce qui signifie pour moi monter d’une seule traite sans poser le pied à terre.

Déjà 6 km de grimpette à mon rythme, 11-12 km/h, moitié moins que les champions. Mais ça va. Je dépasse quelques grimpeurs solitaires et me fait avaler par un groupe de jeunes cyclistes visiblement très affutés accompagnés d’une voiture d’assistance à la couleur de leurs maillots. Du très sérieux apparemment.

10 km jusqu’au sommet indique le panneau, pour un dénivelé annoncé à 13% sur le prochain km. Pas de surprise, c’était anticipé. Moment de vérité qui a habité mes rêves. Passer la difficulté en gérant l’effort sans se mettre dans le rouge. Car derrière il restera 9 km d’ascension entre 8 et 10%, avec un petit répit à mi-parcours dans le village de Gourette. Je passe en danseuse, essayant de ne pas me contracter. Ma fréquence de rotation est assez faible mais ça passe (bien). J’en suis presque surpris, même si le cardio atteint des sommets. Puis la route reprend une pente plus raisonnable de 8%. Je ne suis pas cramé, retrouve mon rythme normal et un certain bien-être dans la gestion de l’effort. A cet instant je sais que ça va le faire. Plus aucun doute ne m’habite et je profite du moment. Je sais qu’il me reste plus ou moins ¾ d’heure d’engagement. Alors je lève un peu le nez pour profiter du paysage en format XXL. 
Passé Gourette on entre dans le monde minéral à l’état brut. Cimes scintillantes encore partiellement enneigées sur fond de ciel cristallin. Celui des alpinistes et des aviateurs que j’aime temps. Sur mon vélo je suis aussi dans cette dimension
Le dernier km en est presque facile. Le sommet apparaît comme un eldorado ! J’y suis.

Et de 4
!


mercredi 28 mai 2025

5 jours, 5 cols : Le Soulor

 

Depuis Argeles Gazos, un peu plus de 19 km, 1000 m de dénivelé avec une pente maxi annoncée à 11%.

« Arrivée 5 km » indique le petit panneau jaune. Pente à 8,5%. Je suis pas mal. Cardio à 155. Presque « facile ». Devant moi un petit groupe de Hollandais, si j’en crois leurs maillots orange, que je rattrape doucement. Puis au détour d’une courbe à droite, un véritable mur se dresse devant nous. Pas long apparemment, mais raide. Très raide. Chez les Hollandais c’est l’hécatombe. La moitié du groupe met pied à terre. En les voyants je ne peux m’empêcher de penser aux débâcles des Légions Romaines dans Astérix & Obélix.
C’est mon tour. Le Garmin indique 9, puis 10, 11 et 12% pour quelques dizaines de mètres. En danseuse sur le plus petit rapport, je m’arrache comme un damné. A la limite de la rupture je passe le ressaut pour reprendre la pente à 9, puis 8%, laissant les Hollandais à leur agonie. Mais l’organisme l’a payé cher et j’ai du mal à retrouver un peu de bien-être. Comme une sorte de confusion s’installe, entretenue par le cocktail d’hormones et de toxines généré par l’effort.
Une jeune femme en maillot jaune et son compagnon me dépassent avec un mot d’encouragement.
Ne pas mettre pied à terre. Poursuivre l’effort en essayant de retrouver un peu de sérénité. Elle revient doucement.
Plus que 2 km. Je suis maintenant dans une autre dimension, celle où mes molécules se diluent dans la nature. J’essaie de déconnecter mon esprit de ce corps qui pédale. Il est déjà au sommet, me regarde grimper et m’encourage. Ce n’est que de la douleur mais il n’y en a plus pour longtemps.
Le sommet enfin. Au pied du panneau le jeune couple déjà arrivé m’accueille avec un check de la main. Nous prenons un café et un Perrier ensemble. Ils poursuivent vers l’Aubisque. Pour moi ce sera demain si tout se passe bien.
 
Et de 3 !


mardi 27 mai 2025

5 jours, 5 cols : Le Peyresourde

 

Petit moment d’angoisse ce matin en regardant le topo pour l’ascension du Col de Peyresourde depuis Bagnères de Luchon (Ville du Tour de France qui s’affiche partout en grand) : 14 km, 950 m de dénivelé avec une pente maxi à 12%. L’Aspin c’était hier. Un peu moins long, un peu moins pentu, ce n’était pas facile et j’avais l’impression d’avoir donné le maximum. Depuis il y eu une bonne nuit, mais les jambes vont-elles suivre ? Comme un matin d'examen, il me faut passer aux toilettes évacuer le stress accumulé dans le 2ème cerveau… Tu parles, pourtant il n'y a pas d'enjeu... Je roule seul, avec personne pour me juger. Mais bon, j’ai la pression. C’est comme ça. Echouer serait un échec. Je n’ai plus 30 ans et cela arrivera bien un jour. Le plus tard possible, et pas aujourd’hui !
Allez, hardi petit, plus le moment de gamberger, il faut y aller !

Cette fois-ci je pars équipé du Garmin Edge Explore 2 offert par chérie à l'occasion de mon anniversaire. Il affiche tous les paramètres importants pour le cyclisme : vitesses, distances, pente, fréquence de pédalage, fréquence cardiaque, température extérieure, et bien sûr la direction. Avec ça j’ai presque l’impression d’enfourcher un nouveau vélo.

Les premiers kilomètres sont une bonne mise en jambe. Pas de douleur résiduelle d’hier. Je privilégie la fréquence à la puissance. La pente atteint rapidement 7-8% et je passe sur l’avant-dernier développement. Ne me demandez pas le nombre de dents sur les pignons, je n’en ai aucune idée… Devant moi un petit groupe de cyclistes que je dépasse allègrement. Toujours bon pour l’égo. Je n’ose pas leur dire qu’apparemment ils travaillent trop en force.
La montée traverse 2 villages offrant un peu de répit. Quoi que. De courtes séquences de danseuse permettent de relancer en changeant brièvement de position qui soulage les fesses. Ne pas oublier de descendre 2 rapports pour développer en force, puis les remonter en se rasseyant pour retrouver la fréquence.
Moment de doute au 9ème kilomètre. 11% indique l’ordi et il en reste 4… C’est difficile et j’essaie de générer des images positives, souvenir de moments intenses de dépassement personnel. Les frissons arrivent. Ca marche. Petit shot d’adrénaline dans un bain d’endorphine. Je retrouve un certain bien-être.
Plus que 2 km, je suis serein, le sommet n’est plus qu’à 4 épingles. Il ne peut m’échapper.
Dernier kilomètre comme dans un rêve. Je la touche borne heureux, avec la satisfaction de l'objectif atteint.

Et de deux !



lundi 26 mai 2025

5 jours, 5 cols : l'Aspin

Je choisis la montée depuis Arreau, la plus raide : 12,5 km d’ascension, 800 m de dénivelé avec une pente maxi à 9,5%. 
 
Impatient d’en découdre j’enfile mon équipement sans oublier un coupe-vent pour la descente.
Très bonnes sensations sur les premiers kilomètres, vélo parfaitement réglé sur les précieux conseils de Nelly. En l’absence de vent la température est idéale. Là-haut la couverture nuageuse se déchire sur les sommets encore enneigés tandis que je traverse la forêt encore humide. Puis le paysage se dégage sur les prairies d’altitude.
Mi-parcours. L’effort est maintenant soutenu. Cardio à 155, respiration régulière, les jambes travaillent à la bonne fréquence mais je n’ai pas de réserve de puissance. Comment pourrai-je monter à plus de 10% ? C’est idiot, mais le doute s’installe, non pas pour cette ascension, mais pour les prochaines dont certaines seront plus raides. En serai-je capable ?
Encore 4 km. Le sommet apparaît au-dessus des derniers lacets. Pourvu que je ne fasse pas de crampes aux mollets. Mon point faible.
Plus que 2 km. Les endorphines font leur effet, rien ne peut m’arriver.
Dernier km. Au-dessus du col cerclent de grands oiseaux portés par le flux d’air tiède remontant de la vallée. J’imagine leurs regards aiguisés scannant les petits bonshommes la tête dans le guidon
tout à leur effort.
Puis le panneau de la délivrance, « Col d’Aspin, 1489 m ». 
Sur la prairie basculant sur l’autre versant, les vaches broutent avec nonchalance en regardant passer les cyclistes.

Et de un !



dimanche 25 mai 2025

5 jours, 5 cols ! Préambule.

Objectif 5 cols mythiques du Tour de France à vélo en 5 jours. Pour tourner la page d’une période un peu compliquée suite à un accident de santé, et en exorciser les effets pour la trajectoire des 100%. 
Ceux qui me lisent régulièrement comprendrons immédiatement. Pour les autres, rien moins que l’objectif d’atteindre 100 ans en bonne santé, puis mourir le jour d’après… Y’a pas de mal à se fixer de grands objectifs dans la vie – pourvu qu’elle soit longue et belle – et ne pas en gaspiller une miette.
Me voilà donc embarqué pour ce défi gratuit.

Dans notre fabuleux Gemini, tout ce qu’il faut pour tenir une petite semaine en autonomie, le vélo de route et les équipements adéquates, quelques bons livres, et bien sûr le matériel de communication pour partager cette échappée belle avec vous. Pourvu qu’elle le soit…
Donc plein sud vers les Pyrénées. 

Le ronron du moteur est celui du grand large. Je roule cool, vers Bagnères-de-Bigorre avec pour destination finale le Col d’Aspin, premier sur ma liste.

Pile dans l’axe de l’autoroute d’Aquitaine apparait la ligne de crêtes des Pyrénées et son magnétisme à l’irrésistible force d’attraction. Les sommets encore enneigés surplombés de cumulus joufflus coiffent la chaîne montagneuse qui s’étale sur toute la ligne d’horizon. Comment ne pas y aller voir ?
Par les départementales sinueuses on pénètre dans l’imposant massif. Villages de montagne comme hors du temps où les petits vieux endimanchés – cravate et bérets pour les Messieurs à la peau tannée, châles sur les épaules et mis en plis pour les dames aux cheveux blancs, tricots en main – papotent sur des bancs de pierre en profitant des doux rayons du soleil de fin d’après-midi.
Puis la route étroite et sinueuse s’élève vers le col où je vais dormir ce soir, là où, allez savoir pourquoi, personne ne reste pour la nuit alors que les perspectives vous embarquent dans la 3ème dimension, celle des aviateurs, entre le bleu intense d’un ciel cristallin, la lumière crue du soleil, et les brumes d’altitude.

Demain je tente l’ascension à vélo. Rien ne sera pareil…