mardi 24 novembre 2015

Maître Chen



Il fait étonnamment tiède pour mi-novembre à Putian. Nous parquons la voiture dans une petite rue connexe à l’avenue principale, large artère poussiéreuse en béton coupant la ville en deux. Un flot ininterrompu de camions chargés comme des cargos klaxonnant à qui mieux mieux tels des navires en perdition, dissuade piétons et scooters électriques de traverser la route. Tout écart de trajectoire des autres véhicules serait aussi fatal. Et je n’ose imaginer les conséquences d’un inévitable accident avec un camion-citerne. Se posera seulement alors la question de contournement de l’agglomération. En attendant le progrès est en marche…

Quelques pas à travers un marché traditionnel, puis nous montons au 3ème étage d’un immeuble crasseux jusqu’à une petite terrasse aménagée en jardin zen où poussent quelques fleurs et légumes de saison. Une coursive nous amène jusqu’à une porte opaque vitrée sous une lanterne rouge traditionnelle où nous entrons sans frapper. Quatre ou cinq bureaux occupent l’espace entre lesquels quelques plantes soigneusement taillées et lustrées s’épanouissent dans d’un désordre organisé : tables couvertes de dossiers où serpentent des spaghettis de câbles électriques. Sur les murs défraîchis, des cadres tamponnés de sceaux officiels à l’encre rouge à nulle autre pareil qu’en Chine, et quelques calligraphies.
Sortant de nulle part, un petit homme affable nous accueille. Nous le suivons dans une petite salle miteuse où il nous invite à s’assoir sur des tabourets autour d’une table à thé ; le lieu de discussion. C’est Maître Chen, notre avocat dans une sombre histoire d’expropriation abusive d’une de nos fermes, où les autorités locales ont envoyées une délégation de gros bras armés de barres de fer et chalumeaux pour intimider notre équipe et dégrader nos équipements. L’affaire avait d’ailleurs fait grand bruit suite au reportage à charge dans le 20h de France 2 le jour d’une visite officielle de notre premier ministre en Chine, histoire de faire pression par la plus haute voie diplomatique pour tenter de résoudre cette affaire. Depuis un procès est en cours, procès où Maître Chen nous défend.
Tout en préparant le thé selon un cérémonial immuable dans le sud de la Chine – chauffage de l’eau, rinçage des tasses tenues à la pince à épiler, premier remplissage de théière puis rinçage, puis de nouveau remplissage avant de verser dans les tasses minuscules le nectar, thé rouge ou vert d’une rare puissance – Maître Chen commence à s’animer. Sous une tignasse brune et épaisse légèrement ébouriffée, ses yeux mi-clos de chien battu dégagent une empathie sincère. Sa bouche expressive, lèvres épaisses laissant apparaître une dentition en bataille lui donne par moment des expressions juvéniles ajoutant encore à la sympathie du personnage. Ses mains aux petits doigts bouffis soutiennent un verbe au débit rapide.
Il nous fait un bref résumé de la situation. Contre toute attente, et malgré notre bon droit, nous avons perdu le procès en première instance. Cela était inévitable compte tenu des relations d’amitié entre le juge et les autorités locales, donc « normal ». Il s’agit maintenant de continuer la procédure vers de plus hautes sphères pour obtenir gain de cause. En attendant les pressions mafieuses se sont « normalement » arrêtées, car cela devient trop dangereuses pour les protagonistes. Nous pouvons donc continuer à travailler. Bref, tout est « normal ».
Je souris en constatant une fois encore, qu’ici nous sommes à des années-lumière des approches rationnelles, analyses documentées, coûts  et signature des cabinets d’avocats internationaux. Mais en Chine la puissance à priori d’une grande firme juridique n’a aucune importance. Nous ne sommes pas au pays de droit, mais dans celui des relations, seul levier qui vaille.
Par jeu, je titille Maître Chen sur les pressions auxquelles lui aussi doit être soumis. Il ne répond pas tout de suite, souris légèrement puis s’envole dans une tirade antigouvernementale des plus subversives, soutenant son propos de grands gestes explicites. Un ami de Maître Chen entre dans la pièce, tout sourire, et s’assoit avec nous. La discussion s’anime encore d’avantage. Il est alors question du sinistre accident du Maire de Putian, en plein scandale de pots de vin sur des chantiers publics d’autoroutes, retrouvé mort à l’aube au pied de son immeuble. L’enquête de police ayant alors officiellement conclue à un malheureux accident… ménager : chute du 5ème étage de son bureau dont il aurait été en train de nettoyer les vitres.
-      -  Nettoyer les vitres au petit matin, le Maire de Putian. Quelle plaisanterie ! On l’a suicidé s’exclame Maître Chen. Il fallait bien éviter les éclaboussures.
Avant d’ajouter,
-      -  Et je ne vous parle pas de l’avortement forcé de cette femme Brésilienne d’origine Chinoise, camarade de « jeu » d’un notable local, et complice d’une autre affaire de corruption immobilière. Je fus chargé de sa défense et ai du changer 6 fois de téléphone portable pendant la procédure…

Un dur à cuir ce Maître Chen, don Quichotte luttant seul contre la mafia locale.




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