Il fait étonnamment tiède pour
mi-novembre à Putian. Nous parquons la voiture dans une petite rue connexe à
l’avenue principale, large artère poussiéreuse en béton coupant la ville en
deux. Un flot ininterrompu de camions chargés comme des cargos
klaxonnant à qui mieux mieux tels des navires en perdition, dissuade piétons et scooters électriques de traverser la route. Tout
écart de trajectoire des autres véhicules serait aussi fatal. Et je n’ose imaginer les conséquences
d’un inévitable accident avec un camion-citerne. Se posera seulement alors la
question de contournement de l’agglomération. En attendant le progrès est en
marche…
Quelques pas à travers un marché
traditionnel, puis nous montons au 3ème étage d’un immeuble crasseux
jusqu’à une petite terrasse aménagée en jardin zen où poussent quelques fleurs
et légumes de saison. Une coursive nous amène jusqu’à une porte opaque vitrée sous une
lanterne rouge traditionnelle où nous entrons sans frapper. Quatre ou cinq
bureaux occupent l’espace entre lesquels quelques plantes soigneusement
taillées et lustrées s’épanouissent dans d’un désordre organisé : tables
couvertes de dossiers où serpentent des spaghettis de câbles électriques.
Sur les murs défraîchis, des cadres tamponnés de sceaux officiels à l’encre
rouge à nulle autre pareil qu’en Chine, et quelques calligraphies.
Sortant de nulle part, un petit homme
affable nous accueille. Nous le suivons dans une petite salle miteuse où il
nous invite à s’assoir sur des tabourets autour d’une table à thé ; le
lieu de discussion. C’est Maître Chen, notre avocat dans une sombre histoire d’expropriation
abusive d’une de nos fermes, où les autorités locales ont envoyées une
délégation de gros bras armés de barres de fer et chalumeaux pour intimider
notre équipe et dégrader nos équipements. L’affaire avait d’ailleurs fait grand
bruit suite au reportage à charge dans le 20h de France 2 le jour d’une visite
officielle de notre premier ministre en Chine, histoire de faire pression par la plus haute voie diplomatique pour tenter de résoudre cette
affaire. Depuis un procès est en cours, procès où Maître Chen nous défend.
Tout en préparant le thé selon un
cérémonial immuable dans le sud de la Chine – chauffage de l’eau, rinçage des
tasses tenues à la pince à épiler, premier remplissage de théière puis rinçage,
puis de nouveau remplissage avant de verser dans les tasses minuscules le
nectar, thé rouge ou vert d’une rare puissance – Maître Chen commence à
s’animer. Sous une tignasse brune et épaisse légèrement ébouriffée, ses yeux mi-clos de
chien battu dégagent une empathie sincère. Sa bouche expressive, lèvres
épaisses laissant apparaître une dentition en bataille lui donne par moment des
expressions juvéniles ajoutant encore à la sympathie du personnage. Ses mains
aux petits doigts bouffis soutiennent un verbe au débit rapide.
Il nous fait un bref résumé de la
situation. Contre toute attente, et malgré notre bon droit, nous
avons perdu le procès en première instance. Cela était inévitable compte
tenu des relations d’amitié entre le juge et les autorités locales, donc
« normal ». Il s’agit maintenant de continuer la procédure vers
de plus hautes sphères pour obtenir gain de cause. En attendant les pressions
mafieuses se sont « normalement » arrêtées, car cela devient trop
dangereuses pour les protagonistes. Nous pouvons donc continuer à
travailler. Bref, tout est « normal ».
Je souris en constatant une fois encore,
qu’ici nous sommes à des années-lumière des approches rationnelles, analyses
documentées, coûts et signature des
cabinets d’avocats internationaux. Mais en Chine la puissance à priori d’une
grande firme juridique n’a aucune importance. Nous ne sommes pas au pays de
droit, mais dans celui des relations, seul levier qui vaille.
Par jeu, je titille Maître Chen sur les
pressions auxquelles lui aussi doit être soumis. Il ne répond pas tout de
suite, souris légèrement puis s’envole dans une tirade antigouvernementale des
plus subversives, soutenant son propos de grands gestes explicites. Un ami de
Maître Chen entre dans la pièce, tout sourire, et s’assoit avec nous. La
discussion s’anime encore d’avantage. Il est alors question du sinistre accident
du Maire de Putian, en plein scandale de pots de vin sur des chantiers publics
d’autoroutes, retrouvé mort à l’aube au pied de son immeuble. L’enquête de
police ayant alors officiellement conclue à un malheureux accident… ménager : chute
du 5ème étage de son bureau dont il aurait été en train de nettoyer
les vitres.
- -
Nettoyer
les vitres au petit matin, le Maire de Putian. Quelle plaisanterie ! On l’a
suicidé s’exclame Maître Chen. Il fallait bien éviter les éclaboussures.
Avant
d’ajouter,
- -
Et
je ne vous parle pas de l’avortement forcé de cette femme Brésilienne d’origine
Chinoise, camarade de « jeu » d’un notable local, et complice d’une
autre affaire de corruption immobilière. Je fus chargé de sa défense et ai du
changer 6 fois de téléphone portable pendant la procédure…
Un dur à cuir ce Maître Chen, don Quichotte luttant seul contre la mafia locale.
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