jeudi 25 septembre 2025

Confiance en quoi ?

Dans le vaste hall de l’aéroport, un personnage attire immanquablement l’attention. Un solide gaillard, casquette vissée à l’envers sur un crâne rasé, baskets blanches immaculées, taille 45, short ample et tee-shirt criard, déambule dans le lounge d’Air India. Au premier coup d’œil on reconnaît ce type d’Américains en voyage : souvent corpulents, cheveux très courts et démarche assurée, presque ostentatoire. Une attitude qui frôle la domination.
Autour de nous, une foule bigarrée compose ce qui ressemble à un éphémère village planétaire. Les passagers se croisent, se jaugent, se dépassent, chacun portant sur lui les indices discrets, ou flagrants, de ses origines : voile coloré d’une femme indienne, costume froissé d’un cadre japonais en transit, sandales fatiguées d’un routard européen. Chacun est en partance vers une autre ville, un autre pays, une autre histoire. Dans ces lieux uniques que sont les aéroports, on a toujours cette sensation, à nulle pas ailleurs, du monde entier réuni dans un même espace, le temps d’un transit.

Mais voilà que le gars se retourne, et l’image devient plus lourde. Dans son dos s’étale un slogan en lettres massives : « In Glock we trust !» , paraphrase de la devise nationale Américaine « In God we trust » : en Dieu nous avons confiance. Sauf que Dieu est ici remplacé par Glock, le nom d’un pistolet américain, sous un dessin de l’arme à feu braquée vers le ciel. Un frisson parcourt l’allée. À la lecture du message, les regards se croisent et un malaise se propage. Ce n’est pas le tee-shirt folklorique à étoiles et rayures que l’on croise jusque dans les souks les plus reculés, clin d’œil bon enfant au rêve Américain. Non, ici il y a autre chose : une revendication brutale, une violence assumée, exhibée comme un tatouage identitaire. Comme un doigt d’honneur outrancier adressé au reste du monde. Un pistolet brandi dans un sanctuaire du voyage, là où les contrôles de sécurité sont omniprésents et où l’on se plaît à croire que le transit est une parenthèse aseptisée, voilà qu’un simple tee-shirt bouscule cette illusion.
Il y a dans cet accoutrement quelque chose de symptomatique. Comme si le vêtement devenait un porte-voix politique, un cri de ralliement, une bannière personnelle. À l’heure où les réseaux sociaux amplifient chaque slogan, où les leaders politiques rivalisent de formules clivantes sans nuance ni retenue, le moindre détail du quotidien se charge de signification. Le tee-shirt de ce voyageur n’est pas seulement une provocation : il est l’écho d’une époque saturée de tensions.
Et tandis qu’aux États-Unis les débats sur les armes à feu sont aussi brûlants que les dégâts qu’ils engendrent, la fracture sociale entretenues par des dirigeants outranciers divise la société. La majorité fait allégeance à ce pouvoir populiste tandis que l’opposition sidérée ne semble pas réagir. Comme pétrifiée par la peur. De celle des pays totalitaires… Et ici, dans un lounge d’aéroport, cette violence s’exporte sous la forme d’un coton bon marché, imprimé d’une devise détournée. 

A la fois dérisoire et glaçant !



jeudi 11 septembre 2025

Inoubliable New Delhi

 

On entre dans New Delhi comme dans un grand décor d’ombres et de lumières, où les palais semblent surgir tels des bijoux ocres dans la cité. Certains arborent les lignes baroques des plus fastueux palais de Maharajah, d’autres se parent d’élégantes colonnades victoriennes héritées de l’époque britannique. Et ces arcs de triomphe aux formats XXL… Parfois, on ne sait plus qui a inspiré qui : l’Orient et l’Occident s’entrelacent dans une danse architecturale étrange et fascinante. Majestueux voire prétentieux, ces édifices trônent au bout de grandes avenues aux perspectives vertigineuses, comme autant de mises en scène destinées à impressionner les spectateurs de péplums hollywoodiens.
Ces larges artères, souvent interdites à la circulation, donnent l’illusion d’une capitale parfaitement ordonnée. Mais à peine s’en écarte-t-on que l’on plonge dans un autre monde. Le trafic congestionné étouffe la ville. Dans un tumulte permanent où se croisent voitures cabossées, bus hors d’âge surchargés de passagers hagards, et nuées de tuk-tuks colorés qui, tel des insectes mécaniques, slaloment dans un ballet anarchique, effleurant carrosseries et piétons avec une virtuosité désespérément nécessaire. Et l’air lourd, saturé de poussière et de dioxyde de carbone, pose une chape étouffante sur la capitale.
Comme dans tant de grandes cités, un fleuve traverse New Delhi. Le Yamuna offre une artère liquide aux berges parfois saisissantes. Quand l’eau reflète les lumières et les temples, où l’on fait ses ablutions, disperse les cendres des défunts et charrie les stigmates d’une urbanisation trop rapide, trop dense, trop inégale.

Au cœur de ce décor aux antipodes de nos repères européens, la rencontre avec l’administration indienne laisse une impression durable. Couloirs crasseux des ministères ou des gens désœuvrés trouvent refuge dans l’ombre bienveillante de l’État. Et derrière les portes grinçantes, des centaines de fonctionnaires entretiennent l’appareil administratif, oscillant entre une nonchalance assumée et des élans de zèle parfois mal orientés. Le temps y prend une autre dimension, comme suspendu à une bureaucratie qui étouffe.

Puis vient l’heure d’un répit, au détour d’un restaurant de quartier. Derrière une façade discrète s’ouvre un monde de contrastes : décor soigné, service impeccable, cuisine qui éveille tous les sens. Les épices s’enchaînent en une symphonie ardente, tantôt brûlante, tantôt douce, qui bouleverse nos repères gustatifs. Le temps d’un repas, New Delhi se transforme en un théâtre de sensations où l’on se laisse envahir par l’intensité de la cuisine indienne, par son audace et sa générosité.
Mais à peine franchi le seuil, l’enchantement se heurte à une autre réalité : sur le trottoir, des silhouettes fragiles, des enfants aux regards immenses, des infirmes, tendent la main pour grappiller quelques pièces. Le contraste est brutal, presque insoutenable. La ville se résume alors à cette fracture béante : faste des palais, perfection des saveurs, survie au jour le jour.

New Delhi n’est pas une capitale que l’on contemple sereinement. Elle se vit comme une confrontation permanente entre beauté et désordre, richesse et misère, grandeur et décrépitude. Elle dérange, fascine, oppresse et séduit à la fois. Et c’est sans doute cette ambivalence qui la rend inoubliable.

vendredi 5 septembre 2025

Rallye


La pluie tombe depuis l’aube, lourde, insistante, comme si le ciel avait décidé de gâcher cette journée. Les gouttes s’écrasent sur la carrosserie bariolée de bleu, blanc, rouge de la sympathique Citroën Visa Chrono qui, plantée sur la ligne de départ, semble pourtant frissonner d’impatience telle une petite voiture de circuit 24. Rareté mécanique des années 80, 90 chevaux pour 800 kilos, elle est notre monture pour ce rallye de navigation et régularité réservé aux voitures anciennes, idéalement sportives.
À bord, cette odeur unique de plastique, moquette et hydrocarbure des vieilles autos, comme une madeleine de Proust. Les sièges baquets nous rappellent que ce rallye n’est pas seulement une promenade. Il va y avoir du sport et nous sommes là pour ça. À mes côtés, Vanessa, ma navigatrice pour son premier rallye. Ses yeux brillent d’un mélange de trac et d’excitation. Elle serre le road-book. Dans une minute, il deviendra notre boussole.
Trois, deux, un – le compte à rebours comme un battement de cœur – go ! La Visa s’élance sur l’asphalte mouillé tandis que les essuie-glaces fouettent le pare-brise. Vanessa égrène les cases d’une voix claire. Chaque indication est une pulsation qui guide mes mains sur le volant. Le monde extérieur n’existe plus : il n’y a que la route, détrempée, la voix de ma navigatrice, et le fragile équilibre entre vitesse et précision.

La troisième spéciale est une épreuve de funambule. Les vitesses moyennes exigées ne laissent pas de répit. Accélérer fort, freiner tard, dans le bon rythme. Sur un fil, la voiture glisse dans les courbes au levé de pied et le petit moteur 1300 jubile au rythme du compte tour dans des relances vigoureuses. Au franchissement du panneau rouge de fin de secteur, l’habitacle est saturé de chaleur et de sueur. Nous soufflons un instant, car déjà le pointage nous ramène à la rigueur : une minute pour respirer, puis se reconcentrer pour la suivante.

Neuvième et dernière spéciale, la pluie redouble, la fatigue s’installe. Une erreur de lecture, un carrefour mal négocié, et nous voilà à « jardiner » dans la campagne détrempée. Les minutes s’échappent. Le classement s’éloigne. Rester calmes. Reprendre le fil. Rouler encore.
Puis la tuile : commande de boîte de vitesse qui ne répond plus. Silence dans l’habitacle. Avec l’élan, je range la voiture sur le bas-côté. Diagnostic rapide : biellette cassée. La mécanique a ses caprices. Quelques rilsans et l’espoir renaît. Hors de question d’abandonner : nous repartons.
Les kilomètres suivants comme sur des œufs. Chaque changement de vitesse est une prière. Vanessa garde son cap, je retiens mon souffle. Et puis l’arrivée se profile. 
« Au bout de notre vie » nous la franchissons hors délais de quelques minutes.
Dommage, à mi-course nous étions treizièmes au général. Milieu de tableau. 
Pas si mal pour cette journée qui fut l’essence même du Rallye.