mercredi 7 août 2024

Instant d'éternité !

Le Stade de France est en ébullition pour cette soirée olympique d’Athlétisme. Plein comme un œuf, le chaudron, devrais-je plutôt dire le creuset où se mêlent pour un soir les cultures du monde retient son souffle. Derrière nous des Britanniques et des Jamaïcains. Devant des Américains. A notre droite une famille de bretons dont le papa ne peut s’empêcher d’essayer d’attacher un drapeau régional au parapet, aussitôt rabroué par des gens d’Europe Centrale car il obstrue une partie de leur champ de vision. Finalement il renoncera sous les commentaires acerbes de son adolescente : « la honte papa ! ». A notre gauche des jeunes français férus de course à courses à pied.
Au terme d’une superbe soirée où se sont succédé les dieux du stade – coureurs de 200 m, 1500, 3000 steeple, 5000, discoboles – les finalistes du saut à la perche s’affrontent dans un dernier joute au-dessus de 6 mètres.
Tel un tournois médiéval, ils s’élancent sur la piste, perche en avant comme une lance de chevalier pointée pour désarçonner l’adversaire. Sauf qu’ici l’adversaire n’est autre qu’une barre montée à près de 6 mètres. Et il en faut de la bravoure pour s’élancer de la sorte : courir le plus vite possible, aller piquer la perche dans une petite goulotte, la plier au maximum en se retournant pour se faire propulser vers le ciel pieds en avant, enrouler la barre sans la toucher, et se laisser tomber sur un tapis de mousse. Plus de question de compétiteurs à déjouer, mais le défi de soi-même face à la barre. Et d’ailleurs, depuis le début du concours, la connivence de ces sportifs d’exception est flagrante. Ils se parlent, s’encouragent, s’applaudissent.
Armand du Plantis vient de franchir 6 m à son premier essai. Personne n’a fait mieux. Il est donc déjà champion olympique sous les hourras d’une foule enthousiaste. Il pourrait s’arrêter là. Quelques mots avec son dauphin, un sympathique Américain qui l’encourage. Puis avec son coach. Il demande alors une barre à 6,10 m pour tenter de battre le record olympique. La foule exulte. Le voilà qui se repositionne sur la piste d’élan. Il sollicite le soutien du public qui lance un clap parfaitement cadencé sur sa course d’élan. La perche se cale parfaitement dans la butée, s’arrondit comme si elle allait se briser, puis se détend en le propulsant vers la barre qu’il franchit au premier essai sous un tonnerre d’applaudissement et de vivats enthousiastes.
Electrisée, la foule se lève et demande le record du monde.
Va-t-il y aller ?
Ses concurrents l’encouragent. Il consulte de nouveau son coach et demande 6,25 m pour une tentative de record du monde. L’ambiance devient indescriptible. En ébullition le stade l’encourage à tout va. C’est un véritable délire collectif déclenché par un seul objectif. Etablir un nouveau record. Pouvoir assister ensemble à l’exploit que personne n’a encore réussi. L’énergie générée par une telle ferveur est palpable. Soutenu par 80 000 personnes comme s’il s’agissait de leur propre tentative, Armand Du Plantis endosse maintenant la responsabilité d’un exploit collectif.
Dans un air vibrant comme je ne l’avais jamais ressenti, il se positionne de nouveau pour sa course d’élan. Inutile de demander davantage de soutien. C'est impossible tant l'ambiance est à son paroxysme. Le voilà donc qui s’élance de nouveau, tord la perche au maximum, s’élève, se retourne, passe les pieds au-dessus de la barre, l’enroule, mais la touche de peu en redescendant. Elle tombe derrière lui sous les hooooo de la foule qui l’applaudit et l’invective aussitôt à recommencer.
A-t-il d’autre choix ?
De nouveau il consulte son coach, prend son temps, s’étire dans une apparente décontraction, et se positionne encore une fois sur la piste d’élan. Le public retient son souffle. Il lui fait alors appel. Dans une clameur à ressusciter tous les héros de l'olympe, perche de 5,2 m fermement en mains, il lance sa course avec détermination. A 36 km/h il la plante avec courage dans la goulotte. La torsion extrême le propulse tel une fusée vers la lame posée à 6,25. Ses pieds puis ses jambes l’esquivent, puis fléchissent, tandis que ses bras tendus lâchent la perche redevenue parfaitement droite. Avec élégance, tout son corps enroule cette barre sans la toucher comme si sa vie en dépendait. Instant d’éternité où le temps semble s’arrêter. Le stade se lève alors dans une clameur d’une rare puissance, accompagnant la descente du champion depuis son Everest jusqu’au tapis de mousse où il exulte tel un zébulon sortant de sa boite.
6,25 m. Nouveau record du monde ! Nous venons d’assister – devrais-je dire participer ? – à ce qui n’avait jamais été fait auparavant.



mardi 6 août 2024

Verdun

Remontant des Vosges à bord de notre fabuleux Gemini, on s’est dit Verdun. Ville légendaire de la grande fresque historique nationale. Suivant les indications vers le mémorial, nous entrons dans la forêt. C’est la fin d’après-midi, le moment de s’arrêter. Un petit parking nous accueille devant un ancien blockhaus de la « grande guerre ». Il n’est pas tard, mais sous les arbres, le ciel chargé d’où s’échappe un léger crachin donne au paysage une couleur grise à contre-saison.
Tandis que Flo regarde les JO sur l’écran embarqué, je pars jogger sur la petite route forestière. Laissant derrière moi la pancarte « Fort de Vaux », je trottine vers le nord. Sur ma gauche la forêt s’éclaircit, laissant apparaître une vaste zone ouverte couverte de cratères de quelques mètres de diamètres, certains partiellement remplis d’eau. Puis une indication mentionnant « ancien village de Fleury ». Je réalise que le paysage est celui d’un bombardement vieux de plus d’un siècle ayant totalement anéanti la localité. Plus loin, un ancien magasin de stockage de munitions est indiqué, puis un point d’observation. Encore un peu plus loin un boyau où s’abritaient les combattants. Cette forêt paisible et verdoyante où je coure est donc la nature ayant repris ses droits sur l’enfer. J’essaie de l’imaginer : bruit incessant des bombardements – détonations, sifflements, explosions – projections de terre et de boue, cris des soldats, chair à canon envoyée ici au nom de nationalismes entretenus par des pouvoirs impérialistes ou populistes. Je ne sais pour quelle raison, mon rythme cardiaque accélère, tout comme ma foulée, comme pour échapper à une étrange oppression, de celle ressentie il a quelques années à l’occasion d’une visite du camp d’extermination d’Auschwitz…
Quelques kilomètres encore et je tourne à droite en direction de Douaumont. Saisissante perspective sur le cimetière devant l’ossuaire monumental. En pente douce, plus de 15 000 croix parfaitement alignées marquent les tombes de jeune hommes morts au combat. Au-dessus, l’ossuaire regroupant les restes exhumés du champ de bataille, 150 000 hommes, anonymes pour la plupart, de toutes origines et confessions. Au cœur de cette forêt verdoyante, recouvrant tel un linceul l’enfer de ces lieux, la dimension du mémorial me fait l’effet d’une décharge d’adrénaline contre les absurdités du monde, comme-ci celles rappelées ici étaient ailleurs tombées dans l’oubli.
Un peu plus de 5 km déjà parcourus dans un autre espace-temps. Je rebrousse chemin. Sur la route du retour, impossible d’échapper à la claque émotionnelle de ces lieux, et ne pas ressentir l’âme de tous les hommes massacrés ici. Et comme si tout cela n’avait pas suffi, 20 ans plus tard, juste une génération, nos aïeuls remettaient cela. Et comme si tout cela n'avait pas suffi, un peu plus d'un siècle plus tard Poutine lançait son agression contre l'Ukraine.