samedi 10 octobre 2020

Trajectoire

A la queue leu leu sur la ligne de départ, sous les ordres du starter les autos attentent le signal pour s’élancer sur la côte de La Pommeraye, courte spéciale de 2,5 km sur route fermée.

Devant nous, au-dessus des voitures la chaleur des moteurs fait vibrer l’air brûlant. Comme s’il agissait d’une friture mécanique. A bord de l’Alpine, malgré le système de ventilation à plein régime et les portes entre-ouvertes, la chaleur est étouffante.

Les départ s’échelonnent toutes les 20 secondes. Bientôt notre tour, derrière une très jolie R5 turbo « Calberson ».

Dans nos combinaisons bleues toutes neuves, sanglés au fond des sièges baquets, casqués, gantés, déjà dans notre bulle mon copilote Marco et moi ne parlons plus.

Quelques images me reviennent, quand, dans les années 70, mon oncle Jacques courait ici à bord d’une R8 Gordini ou autre BMW 2002. J’étais tout minot, et nous venions le voir monter avec mon père. Ambiance de fête, bruit des bolides, odeurs de gomme et d’essence, crissement des pneus, commentaires endiablés du speaker dans les hauts parleurs disposés sur les zones spectateurs... Tout cela avait quelque chose d’extraordinaire.

A cette époque, l’Alpine Berlinette venait de gagner le championnat du monde des rallyes. C’était aussi la grande époque des 24 Heures du Mans, quand la ligne droite alors ininterrompue des Hunaudières propulsait les bolides à plus de 350 km/h. Quelque soit la course automobile, il y avait une dimension héroïque à nulle autre pareille. Dans leur habit de lumière je voyais les pilotes comme des supermen, gladiateurs modernes capables d’emmener de sublimes machines à leurs limites, et me jurai qu’un jour j’en serais.

Le starter nous fait signe d’avancer jusqu’à la ligne de départ.

J’enclenche la première. La voiture précédente vient de tourner à l’épingle au bout de la courte ligne droite. Encore quelques secondes et le starter abaisse son drapeau. Go !

Marco déclenche le chrono bien que cette montée historique ne soit pas officiellement chronométrée. On est là pour le plaisir, mais on se pique au jeu.

La vénérable Alpine de 1978 s’élance, 2ème vitesse jusqu’à la zone rouge du compte tours, puis gros freinage pour négocier l’épingle à droite et s’élancer dans la côte proprement dite. Passage de la 3ème en pleine accélération dans la légère courbe à gauche, puis à fond dans le virage à droite léger avant d’engager à gauche et à l’aveugle le S de la passerelle. Au raz des rails de sécurité l’enchainement est délicat. Faire corps avec la voiture pour en percevoir la moindre réaction : gauche, droite, gauche en jouant sur le transfert des masses pour trouver l’appui le plus juste tout en gardant le bon régime. Regard aimanté sur la trajectoire, je crois percevoir de part et d’autre de la piste les spectateurs faisant des signes dans les reflets du soleil derrière les commissaires dans leurs combinaisons oranges. Mais cela n’a pas d’importance. Seule compte la ligne imaginaire dessinée par la voiture. Nous franchissons la passerelle surplombant la piste. Gros freinage à droite, puis à fond, gros freinage à gauche, puis à fond en appui jusqu’à la ligne d’arrivée.

-       C’est tout bon Fred, me dit me Marco avec sa gentillesse habituelle.

-       Quoi, déjà fini ?

-       Oui, déjà fini.

-       Quel pied !

Je venais de vivre une minute d’une rare intensité. Hors du temps, plus rien n’avait d’importance que de piloter l’auto : rouler vite, finement, peaufiner les trajectoires, trouver les bons appuis, freiner tard, et tout cela sans dépasser les limites. Moment de plaisir total, comme si une voiture pouvait provoquer un orgasme...

Ne cherchez pas. Ca n’a absolument rien de rationnel. Seuls ceux qui ont tenté l’expérience peuvent comprendre.

 

 

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