lundi 17 mai 2021

Forces telluriques

 
En cette saison, la vallée de La Loue a des allures de forêt primaire. La végétation luxuriante s’y épanouit dans une verdoyante surenchère. Pour se faire une place au soleil, les plus petites plantes colonisent les arbres aux branches recouvertes de mousses épaisses ou délicates. Magie d’un écosystème millénaire, parfaitement réglé, que nous pénétrons par un étroit sentier rocailleux.
 
Sous un ciel chargé, il ne pleut plus. Ou pas encore. En contre bas s’écoule la rivière dont nous remontons le lit à contre-courant. A notre gauche, au-dessus de la forêt, s’étirent les falaises calcaires. 
Au détour d’un méandre, Jean-Louis nous indique que nous sommes arrivés. 
-    Regardez tout là-haut, la petite cavité noire au-dessus des arbres. C’est de là que nous redescendrons en rappel. 
-       OK. Et nous y allons comment ? 
-       Par la Grotte Des Faux Monnayeurs que nous allons explorer. 
-       OK... 
Un peu plus loin, au bord du sentier, l’entrée de la vaste grotte s’ouvre sur le rocher. On y accède par une courte échelle métallique rouillée. 
La voute naturelle s’enfonce dans les ténèbres en un boyau plus étroit. Nous allumons les lampes de nos casques et nous enfonçons dans cette obscurité de catacombes. Avec prudence, nous avançons dans un environnement étrange inconnu de la plupart des humains. Les faisceaux lumineux de nos frontales étirent des ombres fantasmagoriques sur les parois de la caverne. Un instant je projette l’imaginaire de nos lointains ancêtres découvrant ces lieux, et souris à l’image d’Epinal de nos livres d’enfance où l’homme préhistorique habitait ces lieux. Comment si cela eut été possible ? Espace d’une obscurité absolue, humide et inconfortable, et de toute façon cette grotte est active (entendez par là inondable). Pour nos ancêtres, sans doute abritait elle les esprits. Quelques chamans téméraires s’y retrouvaient, accompagnées des premiers artistes pour, peut-être, inventer les religions. 
Par une sorte de connexion avec la terre, serions-nous aussi touchés par l’énergie du lieu ? 
Nous poursuivons notre progression... 
Cachée derrière une concrétion, une chauve-souris dort la tête à l’envers. Puis, fixée dans un recoin de la paroi rocheuse, une improbable plaque mortuaire en hommage à Guy, décédé ici il y a longtemps, égaré dans les ténèbres. Pour une minute nous éteignons nos lampes et sombrons dans une obscurité totale. Un noir absolu, annihilant tout repère visuel et temporel. Nous sommes littéralement enterrés vivants. Imaginer l’errance de ce gars, des jours durant sans plus aucun autre repère que sa conscience, et la souffrance de son agonie, prostré, me glace le sang.
 
Nous rallumons nos lampes et poursuivons notre avancée en rampant dans l’étroit boyau. Serait-ce un trait de lumière que nous apercevons ? 
Devant nous la sortie. Nous débouchons sur un petit balcon à flanc de falaise. Trente-cinq mètres de verticalité jusqu’au tapis d’humus de la forêt.

Nous allons descendre en rappel. Jean-Louis prépare l’équipement de cordage tandis que nous enfilons les baudriers. Peu de mots échangés et beaucoup de concentration pour ne pas faire de bêtises. « Safety first ! » Seul bruit artificiel dans cette nature sauvage, le rassurant cliquetis des mousquetons. Inutile d’en rajouter. Rien d’autre à faire que de nous adapter à cet environnement préservé. Nous ne sommes que de modestes et fragiles visiteurs de passage. 
Toutes vérifications faites, Jean-Louis s’engage le premier, puis Flo, tout sourire, avant que Didier et moi ne l’imitions. 
La sensation de descente accroché à un fil d’araignée est toujours magique. Où l’on éprouve d’une manière unique la 3ème dimension, dans une sorte d’apesanteur éphémère dont l’un des maîtres mots est confiance : confiance en soi, en ses équipiers, en le matériel. 
Et déjà c’est fini.  
 
Tout juste sortis des entrailles de la terre, nous retrouvons le rassurant sous-bois et poursuivons notre remontée du cours du Pontet. Le roulement de l’eau distille sa petite musique apaisante, tandis qu’en cette mi-journée gazouillent les oiseaux. Fermer les yeux et l’on croit entendre l’enregistrement d’une musique Zen, sauf qu’ici l’immersion est réelle et totale. 

Puis la musique devient plus grave. Presque rauque. Et le sentier débouche sur une vaste cavité au pied de la falaise d’où jaillit la rivière toute entière dans un festival de gerbes d’eau. Sorte de feu d’artifice aquatique sortant de la gueule grande ouverte d’un dragon cracheur d’eau. L’impression de puissance est unique. L’air et la terre vibrent à l’unisson de cette dynamique naturelle, alliances de forces telluriques réunies à cet endroit singulier où l’on se sent vraiment connecté avec elles. L’instant est juste parfait. De ceux que l’on aimerait immortaliser pour venir y puiser de temps en temps un peu d’énergie vitale, loin du tumulte des activités humaines sous la pression constante du résultat. 

Ici tout n’est qu’équilibre brut. Laisser faire les choses de la nature et en apprécier la beauté.